El País | 13 mars 2012
Lorsque l’expression “milleuriste” a été lancée, en 2005, elle désignait les jeunes travailleurs précaires. Aujourd’hui, alors qu’un jeune sur deux est au chômage, gagner mille euros par mois est devenu une aspiration. Extraits.
Il y a six ans, en août 2005, une jeune Catalane envoyait à El País une lettreintitulée “Je suis mileurista” – le terme était d’elle. Carolina Alguacil avait alors 27 ans et déplorait la précarité de sa génération dans le travail. “Le milleuriste est un jeune de 25 à 34 ans, diplômé, bien formé, qui maîtrise des langues étrangères, possède des diplômes de deuxième et de troisième cycle qu’il a complétés par des formations. Il est dans le monde du travail depuis trois ou quatre ans et a cotisé pour la moitié (quand il a de la chance) […]. Le problème, c’est qu’il ne gagne pas plus 1 000 euros, sans prime – et qu’il n’a pas intérêt à s’en plaindre. Il n’économise pas, n’est pas propriétaire, n’a ni voiture, ni enfants, il vit au jour le jour. Parfois c’est amusant, mais à la longue, ça use.”
Aujourd’hui, la relecture de cette lettre laisse un goût amer. Car force est de le constater : on a régressé. Le milleurisme a désormais sa version plus précaire encore : le “même-pas-milleurisme”. “Avant, nous étions milleuristes et nous aspirions à mieux. Aujourd’hui, gagner mille euros, voilà l’ambition de la jeunesse”, résume Carolina Alguacil elle-même, qui a fait des études de communication audiovisuelle et vit aujourd’hui à Cordoue, où elle est travailleuse indépendante. Elle n’est plus milleuriste, mais elle ne pense pas gagner autant qu’elle le devrait : “Je n’arrive pas à m’en contenter.”
En 2005, le chômage des jeunes avoisinait les 20 %. Aujourd’hui, il flirte avec les 50 %, et cela fait belle lurette qu’il a atteint le double de la moyenne européenne (22,4 %). La génération la mieux formée depuis la transition démocratique est aussi celle à qui l’avenir sourit le moins, et elle se sent victime des abus des autres.
Les “même-pas-milleuristes”
Jusqu’à maintenant, nombre de ces jeunes ont pu compter sur l’aide de leurs parents. Mais pour certains, ce filet de sécurité n’existe plus. “Tous les indicateurs se sont dégradés, tous”, déplore le sociologue Esteban Sánchez, spécialiste de la jeunesse et de la précarité.
“Le chômage est au plus haut, les contrats à durée déterminée omniprésents et les salaires bas. Le phénomène est spectaculaire. Il n’y a pas une seule statistique qui nous permette d’espérer des perspectives positives.” “Le sentiment général, c’est qu’il n’y a pas d’avenir”, résume Guillermo Jiménez, 21 ans, étudiant en droit et politique et membre de l’association d’étudiants Juventud sin Futuro [“jeunesse sans avenir”].
En Espagne, les 18-34 ans sont très exactement 10 423 798. Leur revenu net (en incluant les chômeurs) s’élève à 824 euros mensuels. Chez ceux qui travaillent, ce revenu atteint en moyenne 1 318 euros (chiffres du Conseil espagnol à la jeunesse). Les métiers qui semblaient épargnés par le milleurisme ne le sont plus.
L’Universidad Politécnica de Valence a suivi l’entrée sur le marché du travail de ses ingénieurs et architectes diplômés en 2008 : un sur quatre gagnait moins de 1 000 euros. Pire, le “même-pas-milleurisme” avait progressé de 8 % par rapport aux diplômés de l’année précédente. Des statistiques auxquelles donne vie Amanda, une Valencienne de 29 ans qui préfère ne pas donner son nom de famille.
Elle gagne mille euros par mois, en travaillant de 10h à 21h30, “avec une demi-heure pour manger”. “C’est surréaliste, quand je pars de chez moi le supermarché n’est pas encore ouvert, quand je rentre il est déjà fermé. Je bosse comme une cadre supérieure pour le salaire d’un tâcheron.”
Chez Amanda cohabitent dans une étrange harmonie deux sentiments contraires : celui d’être exploitée, et celui d’être une privilégiée. Avant de trouver son poste actuel, dans la vente, elle avait l’impression d’être“l’éternelle stagiaire”. “J’avais enchaîné six stages. Le premier sans rémunération – bon, ils me donnaient des tickets restaurant. Et le dernier, dans un organisme public, a été le mieux payé : 600 euros.”
Des mois entre 900 et 90 euros
Selon Josep Oliver, professeur d’économie appliquée à l’Universidad Autónoma de Barcelone, 45 % des chômeurs de moins de 34 ans sont en recherche d’emploi depuis plus de 12 mois. Nombre de ceux qui avaient conquis leur indépendance ont dû retourner chez leur parents : le taux d’émancipation a reculé de 4,2 % en 2011.
D’autres n’ont jamais réussi à en partir, comme Beatriz Arrabal, 32 ans. Elle n’a pas travaillé depuis 550 jours, mais elle reste optimiste. Diplômée en action sociale et en gestion et administration publiques, elle a payé ses études en travaillant comme téléopératrice pour 1 100 euros, salaire qu’elle juge aujourd’hui inatteignable. Depuis qu’elle a décroché son diplôme, la majorité des postes qu’elle a occupés n’avaient rien à voir avec sa vocation.
Son petit ami n’a pas d’emploi stable, lui non plus, et le couple a envisagé de quitter l’Espagne, mais Beatriz se sent retenue par sa situation familiale : elle s’occupe de son père, malade (et tous deux vivent de sa pension).
Le 10 novembre dernier, Beatriz a créé sur Facebook le groupe “Travail social : comment faire son trou”. “J’ai décidé de créer ce groupe pour nous aider à trouver notre place dans notre métier, pour que nous partagions nos expériences et profitions d’une entraide”, a-t-elle écrit pour présenter son initiative.
Découragés ? Le mot est faible pour décrire le sentiment de nombre de ces jeunes qui avaient tout misé sur le boom du secteur du bâtiment. Le chômage longue durée est particulièrement dur pour ceux-là, estime Josep Oliver. Souvent, ces chômeurs ont lâché les études avant la fin du lycée (le taux de chômage atteint 55 % chez les moins de 30 ans qui sont dans ce cas), et aujourd’hui, ils se débrouillent comme ils peuvent.
A Grenade, un couple de jeunes diplômés bataille avec une autre facette du problème : la surqualification, qui touche 37 % des moins de 30 ans ayant fait des études supérieures universitaires ou professionnelles. Natalia, 25 ans, est orthophoniste et technicienne de laboratoire.
Son petit ami Jesús, 23 ans, est ingénieur technique industriel. Tous deux sont vendeurs d’assurances en porte à porte. “Pour une assurance décès, je touche 200 euros, et 120 pour une assurance-vie, explique Natalia. Certains mois, j’arrive à me faire 900 euros, et d’autres, 90.” Natalia pense pouvoir en sortir bientôt : on lui a proposé un poste d’orthophoniste dans un cabinet de psychologues, mais ce sera à elle de trouver ses patients.
La fuite des cerveaux
Aujourd’hui, 75 % de ces jeunes sont convaincus qu’ils vivront moins bien que leurs parents. Et 70 % de leurs aînés pensent la même chose. Pendant que les jeunes essaient d’entreprendre (54 % des jeunes Espagnols sont tentés par la création d’entreprises, nous dit Eurostat), le gouvernement esquisse les nouvelles règles du jeu qui doivent donner un cap à l’économie – et à la vie de chacun d’eux.
Pour l’heure, la proposition la plus intéressante pour cette nouvelle génération est une réforme du marché du travail qui, à moyen terme, doit augmenter le taux d’emploi des jeunes, mais qui prévoit aussi une baisse des salaires. “Cette réforme reprend ce qui s’est déjà fait : dévaluer l’emploi des jeunes par rapport aux autres. Autant dire que c’est une façon de reconnaître l’impuissance du marché du travail espagnol,” constate Santos Ruesga, professeur d’économie appliquée à l’Universidad Autónoma de Madrid.
Face à cet horizon bouché, de nombreux cracks de la génération la mieux formée de l’histoire espagnole continuent à faire leurs valises, participant à une fuite des cerveaux “sans précédent” de l’aveu même de Fátima Báñez, la ministre de l’Emploi et de la Sécurité sociale.
Selon le dernier eurobaromètre de la Commission européenne, 68 % des jeunes Espagnols sont prêts à quitter leur pays. Sur 31 pays, seuls cinq sont touchés par une plus grande désaffection de leurs jeunes : l’Islande, la Suède, la Bulgarie, la Roumanie et la Finlande.
Rafael Aníbal, 28 ans, est journaliste. En novembre dernier, il s’est retrouvé sans emploi et depuis, il vit “sur [ses] économies.” Il étudie ses perspectives à l’étranger. Il songe au Chili, où il a constaté qu’il pouvait espérer le meilleur salaire qu’il ait jamais eu en Espagne, 1 100 euros.
En décembre, Rafael Aníbal a ouvert un blog où il recueille les témoignages de jeunes qui ont fait le grand saut, intitulé Pepas y Pepes 3.0 (“les nanas et les mecs 3.0”). “C’est mon indignation qui m’a donné cette idée. Comme dit un Cubain dans le film Havana Blues, de Benito Zambrano, ‘Tous les jours, je recueille un nouveau chien et de nouvelles plantes vertes : ceux des amis qui s’en vont.’ J’aime bien cette phrase, d’autant qu’elle raconte ce que je vis.”
“Et deux questions me hantent en permanence. Qu’est-ce que j’ai à voir, moi, avec la spéculation, les primes de risque ou les agences de notation ? Pourquoi est-ce que c’est nous, les jeunes, qui payons les conséquences d’une crise dans laquelle nous ne sommes pour rien ?”