Bonnes feuilles

Extrait du chapitre « Les riches ont gagné »

« Les riches ont gagné, mais quels riches ? Tous ceux qui, dans un pays comme la France gagnent 6000 euros nets par mois et plus ? (montant à partir duquel les Français, interrogés en 2013 par Challenges, situent la richesse). Ou ceux qui possèdent 1 million de patrimoine ? Ou les très riches (10 millions) ? Ou les hyper riches, ce 0,1% de la population qui nourrit, à la fois les fantasmes des plus modestes, les tirages des magazines people et l’imagination fiscale des gouvernants à la recherche de symboles politiques d’équité ?
Même s’ils ne constituent pas ensemble une catégorie sociologique homogène, même s’ils ne vivent pas de la même manière, ni n’ont les mêmes priorités, ils ont en commun de ne pas connaître les pesanteurs et les difficultés matérielles auxquelles se mesurent au jour le jour 99% des autres citoyens. Eux-mêmes et leurs enfants ont accès à ce qu’une société moderne offre de plus confortable, de plus divertissant, de plus succulent, de plus exotique, esthétique ou novateur. Ils sont mieux conseillés, mieux protégés, mieux soignés, mieux éduqués. C’est pour eux que semble avoir été formulée l’expression anglaise, « The best of everything ». Certes ça ne les empêche pas de connaître les duretés de l’existence, ni d’échapper aux dilemmes ou aux conflits de tout mortel. Mais leur bulle est climatisée.
En majorité, ce ne sont pas des nantis paresseux ni des parasites de la modernité. La plupart agissent, produisent et d’efforcent de maintenir ou développer leurs actifs. Beaucoup même se plaignent de consacrer tant de temps à ce qui les rend riches, qu’ils n’en ont guère pour profiter du résultat de leurs efforts. Ils jouent plutôt, dans notre société un rôle de modèle enviable que de repoussoir ou d’adversaire. C’est peut-être en cela qu’ils ont gagné, sans avoir mené de guerre ni fomenté de révolte. Pourquoi un tel succès qui ne paraît ni précaire, ni sérieusement contesté ?
Pour des raisons conjoncturelles, polico-historiques et du fait aussi de leur propre comportement. Nous les avons abordés sous différents aspects, au long de cet essai, mais il est temps de les résumer, comme un faisceau d’indices ou de preuves.
[…]
– La richesse n’est pas une simple retombée du progrès économique. Elle fructifie aussi au croisement des deux valeurs clés de ce nouveau siècle : l’individualisme et le culte de l’argent. Les héros contemporains ne sont ni politiques, ni militaires, ni religieux, ni même savants. Ils sont sportifs, acteurs et artistes, entrepreneurs à succès.
Les héros sont bien payés et deviennent riches.
– La misère, recule enfin dans le monde. Elle était dominante il y encore un demi-siècle ; la croissance est rapidement en train de la marginaliser, laissant la place à une immense classe moyenne qui peuplera la planète ce siècle durant. Il en résulte une atmosphère plus propice à la richesse. Il semble plus légitime de prospérer si d’autres ne meurent pas de faim à proximité.
Le ressentiment à l’encontre de la richesse s’atténue.
– Les États de toutes tendances ferraillent avec les riches, mais n’ont pas les moyens de leur faire la guerre. Car le casse-tête politique premier est le chômage. Or ce sont les riches qui créent les emplois. Le pire pour un responsable politique serait de déclencher une grève, pire un exode des employeurs. Il y a connivence de fait entre les gouvernements et les riches, qui ont mutuellement besoin les uns des autres.
On ne peut pas se passer des riches quand on est au pouvoir.– Certains riches ont pu réussir en politique, comme Michael Bloomberg ou Silvio Berlusconi, mais ce sont des exceptions. Car d’instinct les riches ont compris combien la détention publique du pouvoir est périlleuse et provisoire. Ils savent qu’il suffit de l’infiltrer pour en obtenir ce qui leur est nécessaire. La vulnérabilité des politiciens face aux riches, c’est que la politique coûte cher et que la plupart des candidats à l’élection ne disposent pas de moyens personnels. Les scandales financiers qui émaillent la vie politique, portent sur des sommes dérisoires en comparaison avec les vraies fortunes. Quand un politique dissimule 600.000 euros sa carrière est fichue. Quand un riche a fraudé sur 6 millions, il trouve discrètement un compromis financier avec l’administration.
Les riches laissent les détenteurs officiels du pouvoir prendre les risques. Ils se contentent de les influencer. Ils savent qu’on peut rester plus longtemps riche qu’élu. »