Le Monde | 12 avril 2013
Des sanctions pas assez dissuasives
Au-delà de la surprise politique et morale, la mise en examen de Jérôme Cahuzac pourrait être l’occasion de modifier en profondeur le rôle des juridictions correctionnelles dans la sanction de ceux qui esquivent l’impôt.
En utilisant l’infraction de » blanchiment de fraude fiscale « , le parquet rompt déjà avec la pratique habituelle des poursuites pour fraude fiscale.
Cette qualification de blanchiment de fraude fiscale est plus exigeante : elle impose que soit démontrée la fraude fiscale – l’intention délibérée d’éluder l’impôt – et le blanchiment, c’est-à-dire l’existence d’un acte destiné à faciliter la justification mensongère de l’origine des fonds ou participant à un tel processus.
Mais elle présente aussi plusieurs intérêts : elle permet de reporter le délai de prescription et surtout de contourner la très contraignante procédure de la fraude fiscale. Dans celle-ci, le procureur de la République n’a pas l’initiative des poursuites : la plainte doit être portée devant lui par le ministre des finances qui sélectionne les dossiers avant de les présenter à une commission des infractions fiscales qui constitue un autre filtre. Composée de membres du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes, celle-ci prend ses décisions en opportunité, au terme de délibérations tenues secrètes. Des poursuites concernant des fraudes fiscales de très grande ampleur sont ainsi abandonnées, sans qu’on puisse en connaître les raisons.
Cette procédure drastique de sélection explique la très grande stabilité du nombre annuel de plaintes pour fraude fiscale : en dépit de la démultiplication récente des possibilités de contourner l’impôt, on en reste depuis la fin des années 1990 à 1 000 affaires par an, ce qui représente à peine 2 % des contrôles fiscaux approfondis. Après tout, la pénalisation se doit d’être dissuasive, plus qu’exhaustive. Et la commission des infractions fiscales, tout comme l’institution judiciaire, doivent être alimentées sans être submergées.
Mais, dans sa forme actuelle, cette procédure, qui remonte à la fin des années 1970, met en présence deux institutions qui ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Les dossiers qui arrivent dans les bureaux des procureurs de la République ont été montés par des agents des impôts dans une logique fiscale.
L’objectif des redressements fiscaux est budgétaire : faire rentrer dans les caisses de l’Etat des sommes soustraites à l’impôt. Ces dossiers sont caractérisés par une attention prioritaire aux montants, plutôt qu’à leur origine ; pour le fisc, l’argent n’a pas d’odeur.
Les procureurs recueillent ainsi des affaires qui ne concernent souvent que des fraudes ponctuelles, déliées les unes des autres. Pourtant, derrière les responsables mis en cause, d’autres coupables sont pressentis sans jamais être démasqués.
Saisis de dossiers en apparence bouclés, les parquets ouvrent très rarement une information judiciaire et renoncent le plus souvent à mettre en lumière les éventuelles connexions entre les fraudeurs, qui permettraient de restituer leur place dans des systèmes de plus grande ampleur. Pas toujours épaulés par des services d’enquête spécialisés, ils interviennent plusieurs années après les faits, sans pouvoir révéler la délinquance financière organisée qui se cache souvent derrière une dissimulation sans grande envergure.
Ils laissent ainsi dans l’ombre les professionnels organisateurs de l’évasion fiscale sans lesquels les fraudeurs profanes ne pourraient pas grand-chose. Dès lors, les sanctions requises et prononcées contre les fraudeurs – en moyenne six mois avec sursis et quelques milliers d’euros d’amende pour des fraudes avoisinant le million d’euros – sont très en deçà de l’investissement des différents acteurs qui participent au montage d’un dossier pénal.
Pour remédier à ces insuffisances, des efforts importants ont été déployés au cours des dernières années. L’administration fiscale s’est engagée dans une politique de sensibilisation des inspecteurs des impôts aux exigences de la répression pénale. Le législateur a consenti à créer une police fiscale pouvant intervenir avant la fin du contrôle et avec un passage allégé devant la commission des infractions fiscales.
Mais les moyens qui lui sont alloués ne permettent de traiter qu’une toute petite centaine de dossiers par an et la répression pénale conserve son caractère marginal pour l’administration des impôts. Surtout, les affaires restent sélectionnées par le fisc, qui obéit aux règles très protectrices des garanties du contribuable, et aux objectifs d’une administration au service de l’usager.
Les scandales politico-financiers des années 1990 étaient restés à la lisière de la fiscalité. Le séisme provoqué par l’affaire Cahuzac pourrait être le signe d’un renouveau marqué par une intervention active, de première main, des magistrats en la matière.
En imaginant que la lutte contre la délinquance financière devienne une priorité – comme semblent l’annoncer les récentes déclarations présidentielles -, on pourrait espérer que les juges soient plus nombreux à s’investir dans la lutte contre les fraudeurs de l’impôt. Ce ne serait pas la révolution fiscale qu’avait promise le candidat président, mais peut-être l’aube d’une révolution judiciaire en matière fiscale.
Alexis Spire, sociologue, directeur de recherche au CNRS, et Katia Weidenfeld, juriste, directrice d’études à l’Ecole nationale des chartes.