Le Monde | 17 mai 2013
Les plus riches, voyez-vous, se sentent mal-aimés, méprisés, et surtout spoliés par un Etat prédateur. Est-ce grave ? Mais oui. Oh, ce n’est pas tant pour eux, non, mais pour les pauvres, les chômeurs, les classes laborieuses. Il est urgent d’agir ! Le bon sens, la justice, l’altruisme l’exigent !
Prenant la mesure du danger, le président de la République a promis de réduire l’impôt sur les plus-values de cessions de titres. Les revenus du capital resteront donc substantiellement moins imposés que ceux du travail. Cette décision a été saluée avec une rare unanimité. Car, c’est bien connu, la prospérité des plus riches fait le bonheur des plus pauvres. Les riches d’aujourd’hui sont les emplois de demain. Les intérêts des riches, en somme, sont ceux de tous…
La belle fable ! En vérité, les données montrent une déconnexion totale entre l’évolution des très hauts revenus et ceux du reste de la population depuis le début des années 1980. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la France, comme le montrent les données disponibles sur le site Internet The World Top Incomes Database. Les derniers chiffres publiés par l’Insee (Les Revenus et patrimoines des ménages, avril) le confirment. Entre 2005 et 2010, le revenu médian a augmenté de 6 %. Au cours de la même période, le revenu au-dessus duquel se situent les 6 000 personnes les plus riches (0,01 % de la population) a gagné 26 %. Pendant ce temps, le taux de pauvreté des enfants est passé de 14,5 % à 18 %, et le taux de chômage de 9,3 % à 9,7 %. L’allégement de l’imposition des plus-values de cessions de titres ne bénéficiera qu’aux plus riches. L’immense majorité de la population n’en tirera aucun bénéfice, ni aujourd’hui ni demain. Mais il faudra bien le financer ; et cela, tous en porteront la charge. Comment, alors, expliquer la décision du président de la République ? Par l’efficacité de la mobilisation de quelques entrepreneurs et dirigeants de fonds d’investissement ? C’est oublier que ce renoncement n’est pas isolé : pas à pas, et sous divers prétextes, c’est l’ensemble de la réforme fiscale promise qui a été abandonnée.
Un pouvoir démesuré
Les mécanismes à l’oeuvre sont vraisemblablement plus profonds. Des travaux récents menés par des politologues de l’université de Princeton, Martin Gilens ( » Inequality and Democratic Responsiveness « , Public Opinion Quarterly, 2005) et Larry Bartels (Unequal Democracy : The Political Economy of the New Gilded Age, Princeton University Press, 2008), suggèrent une piste qui mérite d’être examinée. Martin Gilens a analysé de manière systématique le lien entre les décisions politiques et l’opinion des citoyens aux Etats-Unis entre 1981 et 2002. Il a en particulier étudié les sujets sur lesquels les riches, les classes moyennes et les pauvres avaient des positions nettement différentes (de la politique fiscale à la politique étrangère, en passant par des questions de société, comme l’avortement ou l’enseignement des doctrines créationnistes dans les écoles). Il a ainsi pu établir que les décisions politiques étaient extrêmement sensibles aux opinions des plus riches, et peu ou pas affectées par celles des classes moyennes ou populaires. Larry Bartels est parvenu, avec une méthode et des données légèrement différentes, aux mêmes conclusions.
Certes, le système politique américain est différent du nôtre ; ce qui vaut là-bas pourrait ne pas valoir ici. Il n’en reste pas moins que ces travaux montrent que les plus riches peuvent, dans une démocratie, exercer un pouvoir démesuré. Il se pourrait donc que l’incapacité du gouvernement à imposer une réforme juste et efficace de l’impôt ne soit que le symptôme d’un mal plus grave : l’inégalité politique des citoyens.
Thibault Gajdos