La Tribune | Delphine Cuny | 22/05/2013, 08:09 – 1157 mots
Alors qu’Apple a été auditionné au Sénat américain ce mardi et Google par la Chambre des Communes britannique la semaine dernière, l’étau semble se resserrer sur les groupes américains devenus maîtres dans l’art des montages pour réduire leurs impôts. La prise de conscience progresse dans de nombreux pays.
Apple et Google sur la sellette, au même moment et sur le même thème. Tim Cook, le directeur général d’Apple, a été auditionné ce mardi devant la sous-commission permanente du Sénat américain sur ses pratiques d’optimisation fiscale. Jeudi dernier, le vice-président de Google pour l’Europe centrale et du nord, était passé sur le gril à Londres, devant une commission de la Chambre des Communes, qui accuse le géant de l’Internet de « brouiller les pistes pour éviter de payer des impôts. » Nulle action concertée mais un simple hasard de calendrier. Toutefois, ces deux auditions sont révélatrices de la pression croissante sur les multinationales championnes de l’optimisation fiscale. Les pratiques ne sont pas nouvelles, ni propres aux groupes américains, mais les « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon), aidés par leur activité numérique plus difficile à territorialiser, sont devenus des maîtres en la matière et les sommes en jeu atteignent désormais des montants considérables. En outre, depuis un an, le climat général, sur fond de crise, semble mûr pour une remise à plat du système. Revue de détail des éléments déclencheurs de cette chasse aux « resquilleurs fiscaux. »
Le rapport explosif de l’OCDE sur « l’érosion fiscale »
En février dernier, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a publié un rapport alarmiste sur « l’érosion fiscale » et le transfert des bénéfices, c’est-à-dire toutes les stratégies d’optimisation fiscale qui exploitent les failles des législations nationales. Cette organisation à la philosophie libérale, souvent traitée de club des riches, fait valoir qu’il en va de la justice et de l’équité : « alors que le monde tente de s’extraire de la crise, il est essentiel que l’ensemble des contribuables – entreprises et citoyens ordinaires – aient la certitude que les règles d’imposition sont transparentes et ne font pas peser sur certaines catégories une charge superflue et injuste » et « les responsables publics ont du mal à expliquer pourquoi des entreprises rentables devraient payer peu d’impôts à l’heure où la pression fiscale sur les particuliers ou sur les PME augmente pratiquement partout » explique l’OCDE. Le rapport propose alors d’élaborer un plan d’action global d’ici juin 2013.
L’effet crise sur les recettes fiscales fait bouger les Etats
Comme le dit l’OCDE elle-même, le contexte de crise est moteur dans cette prise de conscience. La pression fiscale s’alourdit, mais les recettes fiscales diminuent et certains acteurs nationaux, typiquement les opérateurs télécoms en France, dénoncent « l’asymétrie fiscale » dont profitent les grandes multinationales, les fameux GAFA. Les Etats s’intéressent de plus près à ce manque à gagner pouvant atteindre des montants importants : de 1,1 à 1,5 milliard d’euros par an pour la France selon une étude de Greenwich Consulting, concernant Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, TVA impayée comprise.
Plus généralement, le climat est (enfin) favorable à la lutte contre la fraude fiscale et les paradis fiscaux, qui ne peut être efficace que concertée. La crise chypriote, les révélations des « OffshoreLeaks » ont accéléré la prise de conscience en Europe notamment, faisant tomber les réticences du Luxembourg sur la levée du secret bancaire.
Le numérique démocratise l’optimisation fiscale
Si d’autres multinationales (General Electric par exemple) ont été pionnières dans les pratiques d’optimisation fiscale, les grands groupes de l’Internet (publicité en ligne, e-commerce), aidés par leur activité numérique (« virtuelle ») plus difficile à territorialiser, sont devenus des maîtres en la matière. « Le numérique accélère, démocratise l’optimisation fiscale, qui n’est plus seulement l’affaire de multinationales aux armées de fiscalistes mais est à la portée de n’importe quel étudiant d’école de commerce » observait récemment Godefroy Jordan, un des administrateurs du think tank Renaissance numérique. En France, après une première tentative de « taxe Google » (du sénateur Philippe Marini), le gouvernement a commandé un rapport sur la fiscalité de l’économie numérique (le fameux rapport Colin & Collin) qui explore des pistes pour adapter le cadre fiscal à ces nouveaux montages pratiqués par les GAFA, comme le « double irlandais » et le « sandwich néerlandais. »
Les opinions publiques se réveillent : « le tax shaming »
En avril 2012, le « New York Times » publie une enquête en plusieurs volets sur Apple, « iEconomy » (qui a reçu le prix Pulitzer), dont une partie est consacrée à « la façon dont Apple évite des milliards d’impôts », qui fera beaucoup de bruit outre-Atlantique. Le quotidien new yorkais révèle notamment les nombreuses astuces utilisées par la firme à la pomme, de l’Irlande, au Luxembourg, en passant par les Pays-Bas et les îles Vierges, pour réduire au minimum ses impôts. Au même moment, le « Guardian » britannique publie un article sur Amazon, révélant que le géant de l’e-commerce américain ne paie aucun impôt sur les sociétés au Royaume-Uni tout en y générant un chiffre d’affaires de 7 milliards de livres. En novembre dernier, c’est la chaîne de cafés Starbucks qui était sur des charbons ardents.
Lors d’une audition sans concession, la commission des finances publiques du parlement britannique n’avait pas hésité à bousculer les dirigeants de la chaîne américaine, accusés de mentir sur son activité, puisqu’en quinze ans de présence au Royaume-Uni, Starbucks n’aurait réalisé qu’un seul exercice bénéficiaire. L’opinion publique réagit, contre un comportement soupçonné de faire du tort aux pubs britanniques, une institution ; des associations anti-austérité organisent des manifestations devant des cafés de la chaîne et appellent au boycott. Les médias anglo-saxons parlent de « tax-shaming », autrement dit montrer du doigt des comportements d’évitement fiscal jugé moralement répréhensible. En France, les libraires, la Fnac et Virgin ont depuis longtemps soulevé le problème de la TVA que ne paient pas Amazon ou Apple en passant par leurs filiales au Luxembourg (TVA à 15%). L’harmonisation européenne de la TVA, un serpent de mer, n’est prévue qu’en 2019.
La « provocation » d’Apple : emprunter pour échapper à l’impôt
Avec sa capitalisation boursière colossale (415 milliards de dollars, la première mondiale, au coude à coude avec Exxon Mobil), sa montagne de cash hors normes (145 milliards) et ses marges bénéficiaires dignes d’une compagnie pétrolière ou de l’industrie du luxe, Apple a naturellement suscité des questions sur l’origine et l’utilisation de ses liquidités. La polémique a d’abord porté sur la sous-traitance (des profits réalisés sur le dos d’ouvriers chinois travaillant dans des conditions d’un autre âge chez Foxconn) avant de se déplacer plus récemment sur le volet fiscal.
Et la récente annonce de la firme de Cupertino qu’elle allait emprunter 17 milliards de dollars pour financer son programme massif de rachat d’actions et de dividendes (100 milliards sur trois ans), préférant renoncer à rapatrier ses profits générés à l’international pour ne pas être taxée, a créé la stupeur et l’incompréhension. Cette opération aberrante (s’endetter quand on regorge de cash à redistribuer aux actionnaires), bien que financièrement rationnelle puisqu’elle lui fait économiser 9 milliards de dollars d’impôts, a montré jusqu’où pouvait aller la quête forcenée de l’optimisation fiscale. Un comportement peu citoyen jugé «scandaleux » par plusieurs sénateurs américains, notamment le républicain John McCain.
Article original sur le site de La Tribune.