LE MONDE |
Par Sylvie Kauffmann
Saturés de bilans de fin d’année ? Vous adorerez les prédictions de début de l’an ! Surtout lorsqu’elles sont plus sombres les unes que les autres, comme en ces premiers jours de 2013. La fin du monde ne s’est pas matérialisée, mais cela n’a pas refroidi les ardeurs futurologistes : l’Occident est malade, et les choses vont empirer avant de s’améliorer. Evité de justesse aux Etats-Unis par un accord a minima la nuit de la Saint-Sylvestre, le précipice budgétaire sera de nouveau béant d’ici deux mois. La zone euro n’a pas explosé (une autre prédiction de 2012 qui ne s’est pas réalisée), mais va continuer sa descente aux enfers. Pendant ce temps, l’Asie, monte, monte, monte…
Il existe heureusement quelques esprits contraires. C’est le cas d’Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, qui, dans un article publié en décembre 2012 par le magazine américain Foreign Policy, rejoint résolument le camp des antidéclinistes. « Le déclin est un choix », explique-t-il, se référant à la célèbre phrase de Franklin Roosevelt : « La seule chose dont nous devons avoir peur, c’est la peur elle-même. »
Lancée par l’Occident, la mondialisation était une invention tellement géniale que le reste du monde l’a, à son tour, utilisée à son avantage. Le reste du monde a émergé, la domination de l’Occident est menacée. « Il n’est pas un aspect de la suprématie occidentale que les pays émergents ne soient prêts à défier. » Faut-il pour autant céder au pessimisme, cette caractéristique si européenne, et à la mélancolie, ce trait si français ? Non, conjure Hubert Védrine, admiratif de l’optimisme américain, qui, lui, est resté « intact ». Car « les pays occidentaux conservent des atouts considérables », et « l’ascension météorique des puissances émergentes ne doit pas masquer leurs vulnérabilités ».
Le monde qu’entrevoit Hubert Védrine ne sera donc plus un monde seulement façonné par l’Occident, mais ce ne sera pas non plus un monde dans lequel la Chine remplacera les Etats-Unis comme force dominatrice, même lorsque la taille de son économie aura dépassé toutes les autres. Le « monde postaméricain » n’est pas pour demain, assure-t-il. « Ce qui définira la politique mondiale, c’est la compétition. » Et pour rester compétitifs dans cet environnement incertain, les Etats-Unis et les Européens doivent non seulement s’adapter en relançant une croissance économique sur des bases saines et en relégitimant le processus démocratique, mais ils doivent surtout agir de concert.
Une autre prédiction, formulée celle-ci à l’horizon 2030 par une institution américaine, le National Intelligence Council (NIC), infirme la courbe décliniste. Le rapport du NIC prévoit, certes, la « fin du moment unipolaire » américain. En 2030, la Chine sera la première économie mondiale, et, en termes de puissance militaire et économique, l’Asie surpassera les pays occidentaux. Les Etats-Unis conserveront cependant une position de primus inter pares, de « premiers parmi les égaux ». Mais l’évolution la plus intéressante envisagée par le NIC est de nature sociologique : les classes moyennes « deviendront le secteur économique et social le plus important dans la vaste majorité des pays autour du monde ». Autrement dit, en 2030, pour la première fois, la majorité des habitants de la planète appartiendront aux classes moyennes, « et non plus aux classes pauvres, ce qui était la condition de la plupart des gens à travers l’histoire de l’humanité ». C’est là, note le NIC, « un changement tectonique ».
Pourquoi ce « changement tectonique », qui est déjà largement à l’oeuvre, est-il une bonne nouvelle pour les antidéclinistes ? Parce que, comme on le voit chaque jour, les classes moyennes émergentes ont globalement les mêmes aspirations que les classes moyennes occidentales. La réaction au terrible fait divers qui secoue la société indienne depuis trois semaines, le viol collectif d’une étudiante qui a succombé à ses blessures, est révélatrice de cette évolution : les Indiens, et en particulier les Indiennes, qui manifestent pour exiger une meilleure sécurité pour les femmes cibles d’agressions sexuelles sont les représentants de ces classes moyennes. La victime venait d’une famille modeste, qui avait investi dans ses études. Les classes moyennes émergentes savent la valeur non seulement de l’éducation, mais aussi de l’égalité des sexes dans les pays où, comme l’Inde, la société est encore profondément patriarcale. Il s’agit là de valeurs reconnues comme fondamentales dans les pays occidentaux.
Ailleurs, en Chine, en Indonésie, en Russie, les classes moyennes urbaines en pleine expansion rejoignent par millions le mode de vie des classes moyennes occidentales, pour le pire et le meilleur. En Chine, elles exercent une pression croissante sur le pouvoir pour un environnement moins pollué, une éducation plus ouverte pour leurs enfants, un Internet plus libre. En Russie, elles s’éclatent dans cette forme ultime de la consommation de masse, consécration du shopping illimité : le mall. Moscou est aujourd’hui encerclée par les malls et ne compte pas moins de 82 de ces galeries commerciales ; l’une d’elles, dont le nom a lui seul, Vegas, est tout un programme, rivalise par la taille avec le légendaire Mall of America de Minneapolis. La Corée du Sud a donné au monde et à YouTube Psy et son hit planétaire, Gangnam Style. Mais YouTube est une création américaine, le quartier de Gangnam, à Séoul, paraît tout droit sorti d’une sitcom américaine, et le génial Psy pourrait aussi bien venir d’une banlieue de Dallas ou d’Oakland. Qui parle encore, en 2013, de « valeurs asiatiques » ?
Pendant ce temps, les classes moyennes occidentales ont elles-mêmes évolué, sous l’effet de l’immigration et de la mondialisation. Encore une prévision, pour finir ? Selon le Bureau du recensement américain, en 2043, les Blancs seront minoritaires aux Etats-Unis, où aucun groupe ethnique ne sera majoritaire. De ce grand brassage de la diversité, une tendance se dessine : la stratégie du « leading from behind », qui a marqué l’action américaine en Libye et qui consiste à laisser les autres sur le devant de la scène tout en conservant un rôle essentiel. Gangnam Style, après tout, marque déjà une sorte de « leading from behind » culturel.
Sylvie Kauffmann
Article original sur le site du Monde.