Rue89 | 04/03/2013 à 12h17
Eléonore V. | Chômeuse
Candidatures, rendez-vous foireux… L’agenda d’Eléonore est toujours plein à craquer mais son entourage s’inquiète : « Tu te fais des expos ? Tu vas te balader ? »
6h40. J’allume un MacBook désormais poussif et bruyant, acquis il y a cinq ans, dans une période faste. Je venais d’obtenir mon diplôme de master et d’être recrutée comme cadre dans une multinationale. Quelques mois après, le monde – en crise depuis ma naissance, au début des années 80 – basculait brutalement vers la précarité pour tous.
J’ai grandi dans la culpabilité d’être « bien née », « nantie », « privilégiée ». Du couffin au premier studio d’étudiante, j’ai vécu dans le confort. De la crèche à l’université, on m’a apporté la connaissance sur un plateau. Du départ précoce du domicile familial aux expériences de vie à l’étranger, j’ai eu mille et une opportunités d’apprendre à me débrouiller et à développer mes facultés d’adaptation. Des copains fidèles aux cercles parentaux et professionnels, j’ai toujours été entourée d’un réseau dense, parfois influent, et volontiers disposé à rendre service.
Voilà pourtant dix-huit mois que je cherche un salaire mensuel. Loin de moi l’idée de crier à l’injustice. Je sais à quel point mon sort, parmi celui des demandeurs d’emploi, est enviable. Chacune de mes déceptions est rapidement consolée par un nouvel espoir, une mise en relation, ou la suggestion d’une piste à laquelle je n’avais pas pensé.
« Les banlieusards sont dans les gares
A la Villette on tranche le lard
Paris by night, regagne les cars
Les boulangers font des bâtards. »
Le monde, hagard, enclenche sa journée. Les salariés de la Grande couronne s’entassent d’arrêt en arrêt dans des wagons en direction des bureaux de la capitale ou des usines de province où ils prendront leurs fonctions après le prélude robotique du bip-badge-café, dans un open space clairsemé ou sur une ligne de production à demi vidée depuis le dernier plan social.
En se frottant les yeux, perclus devant le percolateur, ils ne verront pas les fantômes de l’équipe ménage, ces invisibles de l’aurore, filer vers d’autres boîtes à smic, pour déterger d’autres sanitaires.
Les annonces de jobs alimentaires
Il est 7h15. Le cheveu mouillé et la peau crémée, je prends une seconde tasse de thé et je regarde les e-mails reçus dans la nuit. La plupart sont des annonces d’emploi envoyées par alertes, et auxquelles j’ai souvent déjà répondu la veille.
Par ordre de priorité, il y a d’abord les jobs alimentaires (en CDI, à temps complet, à temps partiel, en CDD, en intérim, dans un périmètre de 50 km accessible en transports en commun) :
- hôtesse d’accueil (postes pour lesquels il faut souvent mesurer plus d’1m75, idéalement avoir plusieurs années d’expérience et parfois parler le russe, l’arabe ou le mandarin) ;
- conseillère de vente (une expérience dans un poste similaire et sur le même type de produits est presque systématiquement exigée) ;
- employée dans la restauration (domaine très concurrentiel désormais difficile à intégrer sans qualification ou recommandation) ;
- télé conseillère (pour la dernière offre en date, on m’a proposé un stage de phoning de quatre mois pouvant déboucher sur un CDD) ;
- garde d’enfants et soutien scolaire (fonctions pour lesquelles les étudiants sont favorisés, les demandeurs d’emploi risquant de mettre fin à leur contrat en milieu d’année en cas de recrutement et pouvant être absents pour un entretien d’embauche) ;
- manutentionnaire (annonces pour lesquelles je n’obtiens jamais de réponse, mon profil étant trop éloigné des pré-requis) ;
- veilleur de nuit (missions rarement confiées à des femmes), etc.
Viennent ensuite les annonces de chargée de communication, attachée de presse, assistante relations médias, responsable des relations publiques, contributrice éditoriale à la communication interne, rédactrice des débats…
Evidemment, la plupart des candidatures que j’envoie ne font l’objet d’aucun retour, même négatif.
Nous avons mal anticipé la précarité
J’ai un bac +5, je parle plusieurs langues vivantes, j’ai bientôt six ans d’expérience. Mes aspirations en terme de rémunération sont proches ou égales au salaire minimum. Je suis prête à travailler dix heures par jour. Et à me former à n’importe quoi. Je me renseigne aussi sur les concours de la fonction publique.
7h30. Je parcours la presse en ligne. Une demi-heure plus tard, les premières annonces du jour commencent à paraître sur les sites spécialisés. Pendant deux à trois heures, selon les jours, je postule : j’adapte mon CV (je masque mes diplômes pour les fonctions sans lien avec ma formation, je cible, je reformule) et je rédige des lettres de motivation. Mes matinées sont consacrées à l’envoi massif de bouteilles à la mer.
La vie est dure et elle l’a évidemment été bien plus encore par le passé. De l’esclavage aux guerres en passant par les condamnations au bagne, les épidémies, la famine et les travaux harassants dans les champs, nos ancêtres ont morflé, c’est indiscutable. Nos grands-parents se sont battus pour obtenir un minimum de droits et de protections sociales, un peu moins d’inégalités et la possibilité d’accéder au confort.
Pendant des années, les conditions de vie se sont améliorées. Nos parents ont ensuite milité pour plus de libertés. Nous sommes nés dans un monde qui semblait lancé sur la voie de la justice sociale, de l’émancipation et de la paix.
Nous avons été élevés dans le grand bain des illusions du progrès. Nos parents, jeunes adultes sereins, ont sans doute naïvement pensé que leurs idéaux avaient suffi à modifier le monde de manière durable et qu’en nous éduquant avec un dosage équilibré de limites et d’autonomie, en nous poussant à faire des études solides tout en prenant en compte nos envies, nous vivrions de manière prospère. Nous y avons cru aussi. Nos grands-parents, sûrement pour réparer les frustrations matérielles des années noires, nous ont gâtés et habitués à une forme d’abondance. Alors, nous avons mal anticipé que la précarité ne serait plus seulement l’affaire des mal lotis, mais bien celle de toute une flopée de générations.
« Y’a qu’à… il faut… vous devez… »
Il est 10h30. A priori toutes les administrations sont ouvertes. C’est parti ! Téléphone, e-mails, formulaires en ligne, photocopies, scans… La valse quotidienne des sigles – béquilles sociales que nous devons aux luttes acharnées de nos aînés – peut commencer : PE (Pôle emploi), CAF (RSA, APL), CMU, etc.
A chaque coup de fil, le discours d’accueil est toujours délicieusement culpabilisant :
« Il faut vous donner les moyens de faire évoluer votre situation. Vous devez élargir vos recherches et mieux vous impliquer dans ces démarches. Il faut y mettre plus d’énergie. »
Et schizophrénique :
« Il est très important que vous ne perdiez pas confiance en vous pour réussir à vous vendre aux recruteurs. »
Quel doux refrain que celui du « y’a qu’à… il faut… vous devez… ».
Empocher 600 euros en quatre ans
11h30. Métro, RER, vingt-cinq minutes de marche. J’ai rendez-vous pour déjeuner dans les Yvelines avec un ami d’ami « qui a monté une grosse boîte qui cartonne ». Son business se développe rapidement et il lui faut absolument « quelqu’un comme moi ».
Puisque seulement un quart des contrats de travail sont conclus suite à la publication d’une annonce, je relance mon réseau en permanence pour ne pas négliger les trois quarts des pistes d’embauche. En grand seigneur, le mec me propose de rejoindre le projet comme commerciale. Wahou !
« En revanche, on ne peut pas créer de poste pour l’instant. Il faudrait que tu prennes le statut d’autoentrepreneuse pour pouvoir encaisser les commissions. »
Les commissions ? « Oui, on ne partirait pas sur une base fixe, mais sur une rémunération à la commission. » C’est-à-dire ? « Pour chaque nouveau client, nos apporteurs d’affaires reçoivent 300 euros. » Ok. Et vous avez combien de clients pour l’instant ? « Treize. » Et combien de commerciaux et apporteurs d’affaires depuis la création de la boite en 2009 ? « Sept. »
Mmmmm… Une opportunité pour empocher 600 euros en quatre ans, donc… Sourire, échange de cartes, marche, RER, métro.
1h30 pour des plans sur la comète
Il est 14h15. J’ai claqué 18 euros dans un déj’ pour une entrevue foireuse. Et en plus je suis à la bourre pour mon entretien à Montparnasse.
15h. J’attends un directeur artistique pendant vingt minutes dans le local vétuste d’une boite de prod’ obscure en lisant un quotidien.
« Nous n’avons aucun poste à pourvoir en ce moment, mais votre candidature spontanée m’a intéressé. Vous êtes typiquement le genre de profil que nous sommes susceptibles de recruter à l’avenir. »
Mouais… Une heure et demie de gaspillée, en comptant le transport, pour des plans sur la comète…
16h, retour au bercail. De nouvelles offres d’emploi sont en ligne. Deuxième service. Au menu : assistante de production, étalagiste, stockiste, chargée de billetterie dans un théâtre, responsable clientèle dans une agence de voyage, communicante pour une association de jonglage, standardiste dans un laboratoire, caissière dans un supermarché…
17h30. Je n’ai pas encore eu le temps d’envoyer de propositions de sujets aujourd’hui. Ah oui, je suis journaliste pigiste aussi. Allez ! Je lis, je découpe, je surligne, je classe, je mets à jour, je veille, je réfléchis…
18h30. J’envoie des sujets à six des rédactions pour lesquelles je travaille ponctuellement, un synopsis à un média avec lequel je suis en contact depuis peu, et quelques extraits de mon press book à des rédacteurs en chef fraîchement nommés.
« Tu ne donnes plus de nouvelles ! »
20 heures : Je me pose, enfin, pour rédiger l’interview que j’ai faite hier. Du lourd. Un people intello.
22 heures. Je me colle à la maquette d’une chronique radio que l’on m’a commandée pour un test, un bol de soupe sous la main. Je termine l’écriture entamée la nuit dernière, j’enregistre, je monte… Hop, un dernier check… Et j’envoie tout cela à qui de droit.
1 heure. J’ai inévitablement loupé l’apéro de networking « professionnels de la presse » auquel je voulais passer pour serrer des pinces et faire les yeux doux. Et le vernissage de ma copine peintre, aussi. Et tout le reste…
Heureusement, mon copain sait à quel point la journée d’une sans-emploi est chargée. Et que l’expression « sans activité » est un abus de langage. Demain j’ai un entretien groupé pour un poste de standardiste, un texte à préparer pour un essai à la télévision, un dossier à constituer pour une boîte de cours particuliers, un article de 8 000 signes à écrire pour un blog, un rendez-vous de suivi avec ma conseillère à l’emploi et une réunion de militants contre la précarité dans un squat, en fin de journée.
Il est un peu tard pour répondre aux textos reçus dans la soirée :
- « Quand est-ce qu’on te voit ? » ;
- « Alors, tu fais quoi du coup de tes journées ? Tu te fais des expos ? Tu vas te balader ? » ;
- « Tu ne donnes plus de nouvelles ! Qu’est-ce que ça sera quand tu auras un taff ! »
Ben, quand j’aurai un taff, j’aurai des soirées de libres, de vrais week-ends et même… des vacances pour souffler !
Article original sur le site de Rue89.