La Croix, 14 juin 2010
Au moment où le gouvernement s’apprête à annoncer des mesures pour assurer l’avenir des retraites, enquête sur le sentiment d’être riche ou pas
On ne sait pas où commence la richesse, comme on ne sait pas ou débute la vieillesse. C’est en substance ce qu’énonçait le sociologue économiste Vilfredo Pareto au tournant du XXe siècle. Plus de cent ans plus tard, essayer de cerner le « sentiment » de richesse aujourd’hui en France se heurte toujours au même problème. Être riche, c’est quoi, c’est qui ? Donnée statistique définie, le seuil de la pauvreté est sans équivalent à l’autre bout de l’échelle sociale.
Si l’on considère comme « riches » les personnes disposant de « très haut revenus » selon la terminologie de l’Insee dans son étude sur les revenus et le patrimoine des ménages publiée en avril dernier, portant sur la période 2004-2007, cela ne concerne que 1 % de la population française (lire les Repères).
C’est à partir d’un revenu annuel déclaré de 84 500 euros par unité de consommation que l’on appartient à cette catégorie. L’Insee compte une unité de consommation (UC) pour le premier adulte d’un ménage, 0,5 UC pour les autres personnes de 14 ans et plus, et 0,3 UC pour les enfants de moins de 14 ans. Juste en dessous, et toujours selon l’Insee, les « hauts revenus » hexagonaux se situent entre 35 600 euros et 84 500 euros. Ils représentent 9 % de la population.
LA FOURCHETTE DES HAUTS REVENUS PEUT VARIER DU SIMPLE À PLUS DU DOUBLE
Se sent-on riche pour autant si l’on se retrouve ainsi classé dans les hauts et très hauts revenus ? Loin s’en faut. La fourchette des hauts revenus peut varier du simple à plus du double. Mais au sein du 1 % des très hauts revenus, les disparités sont colossales : de 1 à 150, soit de 84 500 euros à plus de 13 millions d’euros.
Autrement dit, selon la sociologue Monique Pinçon-Charlot, la seule avec Michel Pinçon à explorer depuis des années les sommets de l’échelle sociale, « il existe plus de diversité dans les conditions de vie des riches que parmi les pauvres. La grande richesse est extrêmement dispersée, d’autant qu’elle est multidimensionnelle. Car, à côté de la richesse économique et patrimoniale, il ne faut surtout pas méconnaître l’importance de la richesse sociale, c’est-à-dire l’entretien des réseaux, essentiel dans ces univers-là, et de la richesse culturelle. Cette dispersion explique que même chez les plus aisés peut s’imposer l’idée que les riches, c’est les autres. La perception de la richesse est de toute façon variable et dépend de ce que chaque individu peut imaginer en fonction de sa position dans la société. »
L’an dernier, une enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) sur les classes moyennes abordait de façon marginale cette notion de perception de la stratification sociale. À partir de quel montant de ressources peut-on se sentir riche ? Réponse des Français : en moyenne 4 660 euros par mois pour une personne. Des revenus que n’atteint que 3 % de la population.
En dessous, donc, on pourrait « légitimement » ne pas se sentir riche. Ce qui d’ailleurs est le cas : « 50 % des Français les plus aisés disent appartenir aux classes moyennes supérieures, et 29 % même aux classes moyennes inférieures, précise Régis Bigot, directeur du département conditions de vie et aspirations des Français au Crédoc. Cette difficulté à se concevoir privilégié vient d’une représentation biaisée aujourd’hui de la répartition des revenus, issue de la période assez atypique des Trente Glorieuses, qui gonflait des classes moyennes croyant à l’ascension sociale. Aujourd’hui, ces classes moyennes stagnent, et le fossé avec les hauts revenus, eux en forte progression, se creuse. »
« LE GRAND RETOUR DE L’HÉRITAGE »
Du coup, la frange basse des hauts revenus ne peut-elle être considérée comme « riche » ? C’est bien sûr loin d’être admis par la population concernée. « Tant que l’on parle de taxer les super-riches, tout va bien, commente Louis Maurin, cofondateur de l’Observatoire des inégalités. Mais dès que l’on propose de situer le seuil de richesse à un niveau plus raisonnable, pour penser une fiscalité compatible avec l’ampleur de l’effort national indispensable pour financer la dette, les retraites ou la Sécurité sociale, ça coince. Pourtant, lorsqu’on appartient au 9 % des Français avec des hauts revenus définis par l’Insee, si on n’est pas riche, alors qu’est-ce qu’on est ? »
Pour l’économiste Thomas Piketty, l’enjeu majeur de ce débat réside aussi dans ce qu’il appelle le « grand retour de l’héritage », qui n’appartient pas qu’au XIXe siècle balzacien. La définition de la richesse exigerait de plus en plus de prendre en compte le patrimoine constitué et transmis et, dans ce cadre, ne pas considérer que l’accumulation des biens des super- riches.
« Des dotations de 300 000 ou 400 000 euros n’arrivent certes pas tous les jours, mais ne se produisent pas non plus que chez les plus nantis, assure l’économiste. Une fraction non négligeable d’une génération post-baby boom s’apprête à en profiter, et des inégalités redoutables pour une société démocratique vont se constituer. Il faut impérativement prendre en compte cette dimension, qui dépasse le débat sur la nécessité de faire payer les riches. »
VISER LES TRÈS HAUTS REVENUS
Une analyse avec laquelle Monique Pinçon-Charlot n’est qu’en partie d’accord : « La richesse patrimoniale est effectivement essentielle à prendre en compte. Mais d’abord et avant tout, celle des très hauts revenus qui aujourd’hui ne laisse rien au hasard dans sa transmission, agissant comme la seule classe vraiment organisée dans notre société. On peut certes réfléchir à une fiscalité contributive concernant les hauts revenus définis plus largement. Mais je crois qu’il existe bien des marges de manoeuvre à exploiter avec les très hauts revenus qui concentrent les niches fiscales choisies, l’accès aux paradis fiscaux et les revenus du capital peu taxés. Si une prise de conscience peut intervenir, j’espère avec optimisme qu’elle touche aussi des familles très aisées qui se réclament encore de certaines valeurs, et qui commencent à percevoir que ce monde est fou. »
Jean-Luc FERRÉ