Éric Maurin, Seuil, coll. La République des idées, 2009, 100 p.
L’auteur
Éric Maurin est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’École d’économie de Paris. Il a publié aux Éditions du Seuil L’Égalité des possibles (2002), Le Ghetto français (2005) et La Nouvelle Question scolaire (2007).
Synthèse
Phénomène de rupture, le déclassement conduit un individu à perdre sa position sociale. Dans un contexte de crise économique c’est une question primordiale car les individus voient leurs opportunités se réduire. La peur du déclassement, « un mal typiquement français », d’après Éric Maurin, est un phénomène d’une autre nature : c’est la perception du risque de déclassement. Cette notion psychologique et sociale, bien distincte de la réalité du déclassement proprement dit, concerne des individus qui ne le subiront peut-être jamais, et c’est tout l’intérêt de ce livre que de questionner les liens entre le déclassement réel et sa perception.
Cette peur pose un problème spécifique dans le cadre de l’économie française contemporaine, car être licencié aujourd’hui entraîne une période de chômage de longue durée et la perte d’un statut. Dès lors, le coût du déclassement devient immédiatement très élevé. Il induit un comportement surprotecteur de la part de ceux qui ont le plus à perdre, c’est-à-dire les classes moyennes et les classes supérieures.
Soulignant les spécificités de la société française, « société à statut », comme il la qualifie, Eric Maurin analyse la situation des individus, cinq ans après leur insertion sur le marché du travail à partir d’études économétriques et d’enquêtes de l’INSEE et du Cereq. De 1945 à 1974 se mettent en place des dispositifs de protection de l’emploi : supervision administrative, consultation des représentants du personnel, préavis, indemnités de licenciement, salaire minimum… Face au retournement économique de 1974, la protection de l’emploi reste la règle, et l’ajustement se fait par la mise en place des formes atypiques de travail à l’image du CDD en 1979 qui permettent une situation intermédiaire entre chômage et CDI.
Un salarié en CDI au début des années 80 se trouve donc dans une situation où il a beaucoup à perdre. Pourtant, les CDD ne se substituent pas aux CDI, ils deviennent un moyen pour les entreprises de gérer les flux de main d’œuvre : transformation en CDI quand les perspectives le permettent et fin du contrat en cas de récession. Une personne sans CDI connaît donc un déclassement réel en cas de ralentissement économique, puisque la perspective d’un emploi stable et protégé s’éloigne. Ce sont principalement les jeunes qui souffrent de cette situation : derniers arrivés sur le marché du travail, premières victimes. Et comme dans le même temps les relations de travail fondées sur la concurrence entre salariés sont de plus individualisées, la peur du déclassement devient un problème central, quand bien même les risques diffèrent selon le statut des individus.
Dans un deuxième temps, Eric Maurin étudie la récession de 1993 qui frappe la société française après la mise en œuvre d’une politique de démocratisation de l’enseignement scolaire et supérieur. Il constate que la nouvelle génération de diplômés, voyant les opportunités d’emploi du secteur privé se réduire, cherche à tout prix à acquérir un statut stable dans la fonction publique. Comme le nombre de postes ouverts aux concours de la fonction publique n’augmente pas, la concurrence est forte pour obtenir un emploi public. Les générations de fonctionnaires issues de la récession sont donc plus diplômées que les générations précédentes. Ayant obtenu ce statut de haute lutte, ces fonctionnaires surdiplômés redoutent plus que tout le déclassement et perçoivent toute remise en cause comme une injustice. D’où l’apparition d’un syndicalisme plus radical cherchant à protéger le statut des fonctionnaires (SUD), ou le vote « non » au Traité constitutionnel européen contre une construction européenne perçue comme étant d’inspiration libérale.
Enfin, Eric Maurin pose les enjeux de la récession actuelle : la surprotection des salariés en place favorise la polarisation sociale. La solution politique la plus simple consiste à protéger les personnes ayant déjà un statut. Pourtant, la protection des salariés contre les licenciements incite les entreprises à ne pas embaucher, ce qui freine le retour à l’emploi pour ceux qui n’ont pas un statut protégé, une tendance confirmée par de nombreuses études économiques empiriques.
La protection des salariés accroît donc l’anxiété de ceux qui ont un emploi protégé car la perte de leur statut devient catastrophique. D’où un plaidoyer en faveur d’une réduction des inégalités de statut en cherchant à accroître l’intégration sociale de ceux qui ont les statuts les moins favorables.
Citations et exemples
- p.6 : « La peur du déclassement assiège plus encore les classes moyennes et supérieures, celles qui bénéficient des meilleurs statuts dans la société et des protections les plus efficaces, et qui ont donc beaucoup à perdre. »
- p.6 : « En 2007, l’INSEE recensait 14 600 sans-abri ; si l’ont retient le chiffre de 100 000 personnes, avancé par les associations d’aide aux SDF, on peut calculer que 0,16 % de la population française vit dans la rue. »
- p.7 : « Le risque de déclassement n’est nulle part aussi élevé qu’en France et nulle part réparti de façon aussi inégalitaire entre ceux qui ont un diplôme et ceux qui n’en ont pas. »
- p.10 : « Les récessions, en raison de leur caractère profondément anxiogène, façonnent les sociétés en accentuant leur propension au pessimisme et au conservatisme social. Ce scénario est en train de se reproduire avec la crise que nous traversons, ce qui n’est pas de bon augure. »
- p.25 : « Caractéristique paradoxale du modèle français : même les plus protégés sont anxieux du lendemain. Et l’essentiel de l’incertitude porte sur le moment particulier de la vie où l’on entre sur le marché du travail. »
- p.27 : « Le modèle social issu des Trente Glorieuses a pour caractéristique de faire porter l’essentiel des chocs sur les nouveaux venus et, plus généralement, sur tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont pas installés dans les protections d’un emploi stable. En revanche, les personnes ayant acquis une certaine ancienneté sont, dans leur immense majorité, protégées des restructurations successives. »
- p.29 : « Une caractéristique fondamentale du modèle social français reste la répartition très inégale de l’insécurité sociale entre un petit nombre de statuts. Dans ce type de modèle, le déclassement est un drame pour ceux qui en sont les victimes, mais il reste rare. »
- p.30 : « Les cadres, naguère si protégés, voient eux aussi leurs statuts s’éroder en même temps que leurs effectifs se multiplient.
- p.72 : « La peur d’échouer à l’école s’accroît dans tous les milieux sociaux, mais nulle part de façon aussi écrasante qu’au sein des classes supérieures de la société, autrefois beaucoup mieux protégées de la concurrence des classes les moins favorisées. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la démocratisation de l’école que d’être ainsi au principe du durcissement de la concurrence scolaire et de la persistance d’inégalités sociales extrêmement profondes à l’école. »
- p.76 : « La peur du déclassement anime notre société et lui donne son énergie, mais la multiplication effective des déclassés signerait son arrêt de mort. »
- p.76 : En cas de récession, « les réflexes des dirigeants sont prévisibles : la gauche a d’emblée évoqué le rétablissement de l’autorisation administrative de licenciement, tandis que le gouvernement a multiplié les mesures en faveur des sites menacés. Dans un cas comme dans l’autre, le premier geste est adressé non aux personnes vivant à la périphérie de l’emploi, mais à celles qui bénéficient déjà d’un contrat stable. » « D’un point de vue politique, il est plus rentable de se poser ponctuellement en rempart contre les licenciements économiques que de lutter pour l’embauche des jeunes chômeurs et des anciens déclassés. Dans une société telle que la société française, une politique de protection sélective trouvera toujours plus de relais et d’écho qu’une politique de sécurisation universelle. (…) Il faut bien avoir conscience que, en renforçant davantage la protection des salariés en place, on a de grandes chances de durcir la polarisation sociale du pays et les anxiétés qu’elle diffuse, surtout au sein des catégories les plus protégées du salariat. »
- « p.78 : « Un peu partout en Europe, les débats font fureur sur la flexibilité, mais celle-ci ne constituerait pas un enjeu crucial : les pays où les salariés sont les mieux protégés contre les licenciements sont certes les pays où les pertes d’emploi sont les plus rares, mais ce sont également ceux où les chômeurs ont les plus grandes difficultés à retrouver un emploi. »
- p.79 : « De façon générale, on a pu constater que les pays où les inégalités devant la protection des emplois sont les moins fortes sont également les pays où les inégalités de salaire sont les plus aiguës. Les sociétés d’Europe continentale ne sont pas particulièrement inégalitaires par rapport aux sociétés anglo-saxonnes ; simplement, l’ordre social repose sur des inégalités beaucoup plus statutaires et permanentes. »