Le Monde | 17 mai 2013
Une étude de la Fondation Jean-Jaurès révèle l’inquiétude de Français estimant être » dans une situation de dégradation qui les tire vers le bas «
L’image est autant frappante qu’inquiétante. » En 2006, pour les milieux populaires, l’ascenseur social s’était mis à descendre. C’était très problématique, mais cela supposait qu’il y avait un ascenseur et, de ce fait, un immeuble. Aujourd’hui, après cinq années de crise, la crainte n’est pas tant de voir descendre l’ascenseur que de voir l’immeuble s’écrouler « ,explique le sociologue Alain Mergier, créateur il y a sept ans du concept de » descenseur social « et coauteur de l’enquête réalisée par la Fondation Jean-Jaurès sur » le grand malaise des classes moyennes « .
Cette étude menée par la Fondation Jean-Jaurès, proche du Parti socialiste, révèle une évolution spectaculaire du tissu social français sur une période récente, » les Français estimant qu’ils sont dans une situation de forte dégradation qui les tire vers le bas « , selon M. Mergier.
Ce glissement général, fortement accentué dans les enquêtes d’opinion depuis le début de la crise économique en 2008, se traduit par un double phénomène : » Une fragilisation à la fois des classes moyennes, mais également des catégories plus favorisées qui ressentent très clairement un alourdissement de la fiscalité les concernant « , précise Jérôme Fourquet, directeur de l’institut IFOP, partenaire de l’enquête et auteur d’une autre étude sur les classes moyennes en 2010.
Un double signal particulièrement alarmant pour François Hollande, élu au terme d’une campagne présidentielle durant laquelle les questions sociales et fiscales avaient été largement abordées, et qui peine toujours, à l’heure où la France est officiellement entrée en récession, à convaincre que sa politique peut conduire à davantage de » justice sociale « .
En quelque six courtes années, le » descenseur social « semble donc avoir gagné en puissance, et ce ne sont plus uniquement les milieux populaires qui en seraient les victimes, mais également les classes moyennes. En 2006, un Français sur deux (52 %) se classait de lui-même dans cette catégorie sociale.
Sept ans plus tard, ils ne sont plus que 48 %, alors que dans le même temps les Français disant appartenir aux milieux » modestes » et » défavorisés « sont passés respectivement de 29 % à 33 % et de 4 % à 6 % – les milieux » aisés » restant stables à 2 %.
Cette érosion de l’ » autopositionnement « parmi les classes moyennes touche majoritairement les professions intermédiaires (salariés, commerçants, artisans, etc.) et se révèle particulièrement inquiétante en ce qui concerne les classes moyennes dites » inférieures « , qui ont augmenté de 24 % à 28 % en trois ans.
Au final, entre 2010 et 2013, le bloc agrégeant les catégories » modestes « , » défavorisées « et les classes moyennes » inférieures « a grimpé de 57 % à 67 %, alors que celui additionnant les classes moyennes supérieures et les catégories » aisées « ou » favorisées » a chuté de 43 % à 33 %.
» Une pente négative est amorcée « sur laquelle » les classes moyennes inférieures apparaissent comme le maillon faible en voie de fragilisation accélérée « , estime M. Fourquet. En trois ans, le nombre de Français, qui ont le sentiment de se situer juste au-dessus du filet protecteur du modèle social et d’y contribuer fortement par l’impôt sans en percevoir les bénéfices, a littéralement explosé, passant de 47 % à 59 %.
Pas de bonne nouvelle à attendre non plus des classes favorisées qui se disent, elles aussi, inquiètes pour leur avenir : 59 % d’entre elles pensent qu’elles vivront moins bien dans dix ans qu’actuellement.
Le paysage social est donc des plus noir et ce ne seront pas les politiques de réduction des dépenses publiques ni une éventuelle future réforme des retraites qui pourraient l’éclaircir. Selon la Fondation Jean-Jaurès, ce mouvement négatif d’ensemble se nourrit à la fois de la dégradation économique liée à la crise, mais aussi de la dégradation sociale à travers le thème de la sécurité dans la vie quotidienne, et de » l’abandon de l’Etat au travers des services publics « .
Depuis 2008, » une rupture culturelle française « s’est opérée dans l’opinion selon M. Mergier, avec, pour point d’ancrage, le rapport des Français à la mondialisation. » La mondialisation a changé de nature aux yeux du public. Jusque-là, elle était présente comme une réalité extérieure à l’Etat- nation. A partir de 2008, elle est devenue interne à l’Etat « , explique le sociologue. Avec une question centrale : qui a le pouvoir réel entre les Etats et les marchés financiers ? » Pour le public aujourd’hui, le rapport de force va à l’avantage de la finance mondialisée « , estime M. Mergier. Celle-là même que François Hollande avait désignée comme son » principal adversaire » pendant la campagne.
Bastien Bonnefous