Le grand découplage entre la Bourse et l’économie réelle | Le Monde

Le Monde | 19 mars 2013

La hausse des revenus de l’élite mondiale est aujourd’hui à la fois rapide et sans lien avec l’évolution de la production et de l’emploi.

Chronique de Kemal Dervis

Depuis le second semestre 2012, les marchés financiers ont connu une forte reprise dans le monde entier. Aux Etats-Unis, le Dow Jones, l’indice phare de la Bourse de New York, a battu un record historique début mars 2013, en hausse de près de 9 % par rapport au mois de septembre précédent.

En Europe, les « armes du mois d’août » du président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, se sont révélées particulièrement efficaces ; il a relégué aux oubliettes la baisse de la monnaie unique, en promettant des achats potentiellement illimités d’obligations des Etats membres de la zone euro.

Entre le 1er septembre 2012 et le 22 février, l’indice FTSEurofirst a augmenté de près de 7 %. Enfin, en Asie aussi, les marchés financiers sont en hausse depuis le mois de septembre, tout particulièrement au Japon.

Même les élections qui se sont tenues en Italie fin février ne semblent pas avoir trop contrarié les marchés (du moins jusqu’à présent). Après l’annonce des résultats de ce scrutin, les écarts de taux d’intérêt entre les obligations allemandes sur dix ans, d’une part, et les obligations italiennes et espagnoles de même maturité, d’autre part, ont certes brièvement bondi de 30 à 50 points de base.

CONTRADICTION

Mais pour vite se stabiliser à 300-350 points de base, bien loin des 500-600 points qu’ils avaient atteints avant la décision de la BCE d’établir son programme d' »opérations monétaires sur titre » (OMT).

Mais ce dynamisme du marché financier est en contradiction avec les événements politiques et avec les réels indicateurs économiques.

Aux Etats-Unis, la situation économique ne s’est améliorée qu’à la marge en 2012, avec une croissance annuelle du produit intérieur brut (PIB) de 2,3 %, contre 1,8 % en 2011.

Le taux de chômage reste élevé, à 7,8 % de la population active fin 2012, et il n’y a quasiment eu aucune réelle hausse des salaires au cours des dernières années. Le revenu moyen des ménages aux Etats-Unis est encore au-dessous de son niveau de 2007 – il est en réalité proche de son niveau d’il y a vingt ans – et environ 90 % des augmentations de revenus dans la période post-crise ont en fait bénéficié à la tranche supérieure de 1 % des ménages.

En zone euro, les indicateurs sont encore pires. L’économie s’y est contractée en 2012 et les salaires y ont baissé, malgré les augmentations accordées en Allemagne et dans certains pays du Nord. Des statistiques fiables font encore défaut, mais la pauvreté dans la partie méridionale de l’Eurozone est en hausse pour la première fois depuis des décennies.

LES ETATS-UNIS SONT DANS UNE IMPASSE

Sur le plan politique, les Etats-Unis sont dans une impasse législative presque totale, sans signe de compromis qui pourrait conduire au dosage macroéconomique optimal : un soutien à court terme pour stimuler la demande, des réformes structurelles de long terme et un assainissement budgétaire.

En Grèce, une majorité parlementaire a pu se maintenir et soutient le gouvernement de coalition, mais, là comme ailleurs sur le Vieux Continent, les partis hyperpopulistes gagnent du terrain.

Le résultat des élections italiennes pourrait servir de baromètre européen en la matière. Le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo a ainsi émergé avec 25 % du vote populaire. C’est le plus haut score recueilli par un parti hors coalition.

Quant à l’ancien président du conseil, Silvio Berlusconi, faisant mentir ceux qui avaient prévu sa disparition politique, il est réapparu à la tête d’une coalition populiste de droite, échouant à 0,3 % seulement de la victoire.

En bref, on assiste à un découplage rapide entre le ressenti des marchés financiers et le bien-être économique et social global.

GRÂCE À LA TECHNOLOGIE

Aux Etats-Unis et dans de nombreux autres pays, les bénéfices des entreprises, proportionnellement au revenu national, sont à un niveau élevé depuis des décennies, en partie grâce à la technologie, qui permet d’économiser la main-d’oeuvre dans une multitude de secteurs.

En outre, les grands groupes sont en mesure de tirer pleinement profit de la mondialisation (par exemple, en arbitrant les régimes fiscaux pour diminuer leurs contributions).

Résultat, la hausse des revenus de l’élite mondiale est à la fois rapide et sans lien avec l’évolution de la production et de l’emploi. La demande en produits de luxe est en plein essor, tandis que les ventes des biens et services consommés par les plus modestes sont basses.

Tout cela se déroule au beau milieu de politiques monétaires très expansionnistes et de taux d’intérêt proches de zéro, sauf dans les pays en pleine crise. La concentration structurelle des revenus au sommet, combinée avec l’argent facile et la course à la rentabilité, conduit logiquement à la hausse du prix des actions.

Malgré l’inquiétude et l’anxiété générales face à la pauvreté, au chômage, à l’inégalité et à l’extrême concentration des revenus et des richesses, aucun modèle de croissance alternatif n’a pourtant vu le jour.

L’opposition au courant de pensée dominant en Europe est encore trop souvent divisée entre une gauche « ancienne », qui peine à s’adapter aux réalités du XXIe siècle, et des partis de droite populistes, xénophobes, voire ouvertement fascistes.

FORCES EXTRÉMISTES À LA MARGE

Aux Etats-Unis, l’extrême droite américaine partage un grand nombre de caractéristiques avec ses homologues populistes européens. Mais il faut ici rendre hommage à la capacité d’intégration du système bipartite américain, qui est parvenu à confiner ces forces extrémistes à la marge malgré la rhétorique du Tea Party.

Le président Barack Obama, en particulier, a su s’attirer à la fois les grâces des idéalistes de la gauche libérale et celles des réalistes du centre, ce qui lui a permis de se faire réélire malgré la fragilité de l’économie et un marché du travail encore plus fragile.

Néanmoins, sans de profondes réformes socio-économiques, la croissance du PIB aux Etats-Unis sera probablement lente, au mieux ; tandis que son système politique, lui, semble paralysé.

Il n’y a aucun plan crédible pour limiter la concentration des richesses et du pouvoir, pour mieux répartir les bénéfices économiques en assurant une forte croissance du revenu réel des pauvres, ni pour maintenir la stabilité macroéconomique.

L’absence d’un tel plan aux Etats-Unis (et en Europe) a contribué au découplage des marchés financiers du progrès économique global, car elle suggère que les tendances actuelles sont viables politiquement. Cette déconnexion pourrait se poursuivre si aucun programme alternatif ne se dessine.

Mais l’énorme écart entre la performance des marchés financiers et le bien-être d’une majorité de la population a, lui, peu de chances de perdurer sur le long terme. Quand les prix des actifs dépassent la réalité, ils finissent inévitablement par baisser (© Project Syndicate, 2013. www.project-syndicate.org)

Kemal Dervis

Kemal Dervis est vice-président de la Brookings Institution.
Il a été ministre des affaires économiques de Turquie (2001-2002) et administrateur du Programme des Nations unies pour le développement (2005-2009).