Le Nouvel Observateur, 5 septembre 2011
LES DEBATS DE L’OBS. L’historien et fondateur de la République des Idées publie un nouvel essai dans lequel il poursuit sa réflexion sur la démocratie et lance de nouvelles pistes pour animer le débat à gauche. Entretien.
Viktor Orban, Premier ministre hongrois, a fait voter une nouvelle Constitution ultraconservatrice et nationaliste en avril 2011. © Elsa Szandelsky/AP/Sipa
Le Nouvel Observateur – «La Société des égaux» est le troisième volet, après «la Contre-Démocratie» et «la Légitimité démocratique», de votre réflexion philosophique et historique sur les mutations contemporaines de la démocratie. Quelle en est la logique?
Pierre Rosanvallon – La démocratie se définit classiquement comme un type de régime politique. C’est sous cet angle que je l’avais appréhendée dans les deux volumes précédents. En analysant notamment les formes non électorales de l’expression de la souveraineté du peuple ainsi que l’émergence de nouveaux types d’institutions représentant la volonté générale.
Mais la démocratie est aussi une forme de société. Tocqueville avait déjà fameusement mis l’accent sur cette dimension, voyant dans ce qu’il avait appelé l’égalité des conditions son principe générateur. Avec ce troisième volet, j’ai voulu systématiser son intuition en proposant une histoire et une théorie générale de cette idée d’égalité démocratique.
En visant d’abord à clarifier le sens qu’elle avait revêtu dans les révolutions américaine et française. L’égalité avait alors été essentiellement appréhendée comme une façon de faire la société, de produire et de faire vivre le commun. Elle était considérée comme une qualité démocratique et pas seulement comme une mesure de la distribution des richesses.
Pouvez-vous développer ce point?
Il est en effet décisif. C’est l’idée de faire advenir une «société des égaux» qui était centrale en 1789. Cela allait plus loin qu’une simple problématique de la réduction des écarts de richesse. La perspective était celle d’instaurer un monde sans dénivelés, dans lequel chacun avait les mêmes droits, était reconnu et respecté comme aussi important que les autres. La notion d’égalité définissait ainsi au premier chef une forme de relation sociale.
Une « indignée » espagnole manifeste à Madrid le 4 août 2011. (c) Afp |
Cette égalité-relation était articulée autour de trois figures: la similarité, l’indépendance et la citoyenneté. La similarité est de l’ordre d’une égalité-équivalence: être semblable, c’est participer d’une même humanité contre le fait du privilège. L’indépendance est uneégalité-autonomie: elle se définit négativement comme absence de subordination entre les individus et positivement comme un équilibre de l’échange. La citoyenneté est quant à elle une égalité-participation; c’est la communauté d’appartenance et d’activité civique qui la constitue.
Le projet de l’égalité comme relation sociale s’était en conséquence décliné en France et aux Etats-Unis sous les espèces d’un monde de semblables, d’une société d’individus autonomes et d’unecommunauté de citoyens. L’égalité était de la sorte pensée comme position relative des individus, règle d’interaction entre eux et principe de constitution de leur commun. Il m’a semblé essentiel de revenir à cette dimension fondatrice au moment où l’explosion des inégalités économiques et sociales rend caduques la notion de société des semblables et la visée d’appartenance des citoyens à un monde commun. Nous avons en effet bien besoin de nous retremper aujourd’hui dans cet esprit révolutionnaire pour sortir de l’impasse actuelle.
Pour vous, nous vivons une véritable contre-révolution en matière d’inégalités: depuis les années 1980, le 1% le plus riche de la population n’a cessé d’accaparer une part croissante des revenus et des patrimoines. Pouvez-vous préciser cet état de fait avec des chiffres révélateurs? D’autant que, vous le soulignez dans votre livre, «on n’a jamais autant parlé de ces inégalités et qu’en même temps on n’a jamais aussi peu agi pour les réduire»…
Contre-révolution, le terme n’est pas trop fort pour qualifier le moment contemporain. Alors que l’égalité avait été «l’idée même» de la Révolution, pour reprendre la célèbre formule de Necker, c’est aujourd’hui le développement des inégalités qui est la force agissante du monde. Le mouvement n’a cessé de s’accélérer depuis la fin des années 1980.
Le fait spectaculaire qu’il faut souligner est que, depuis près de vingt ans, c’est le 1% le plus aisé, voire le sommet du 0,1% ou du 0,01% (soit quelques milliers d’individus) le plus favorisé, qui a accaparé les fruits de la croissance. En France, par exemple, le salaire moyen du 1% le plus rémunéré a augmenté d’environ 14% entre 1998 et 2006, et celui du 0,01%, tout au sommet de l’échelle, de près de 100% alors que la progression sur la même période n’a été que de 4% pour la grande masse des 90% des salariés du bas.
Dans le cas français toujours, le 1% le plus riche possède dorénavant 24% de la richesse du pays, et les 10% les plus aisés, 62%, tandis que les 50% les moins bien lotis n’en possèdent que 6%. Les travaux d’Anthony Atkinson, de Thomas Piketty et d’Emmanuel Saez ont scientifiquement documenté cette évolution, qui ne concerne évidemment pas que la France.
En quoi la situation actuelle des inégalités n’a-t-elle rien d’un héritage du passé mais marque-t-elle au contraire une spectaculaire rupture, inversant une tendance séculaire?
On peut dire qu’il y a aujourd’hui inversion d’une précédente tendance séculaire à la réduction des inégalités. Le 1% des Français les plus riches qui accaparait 53% du patrimoine total en 1913 n’en détenait ainsi plus que 20% en 1984. Aux Etats-Unis, les 10% des revenus les plus élevés se partageaient près de 50% du total des revenus à la veille de la crise de 1929, pourcentage qui s’était stabilisé au-dessous de 35% du début des années 1950 au début des années 1980. En Suède, exemple emblématique entre tous, le 1% de la population bénéficiant des revenus les plus élevés touchait 23% du total des revenus en 1980, contre 46% au début du siècle.
Ces réductions spectaculaires avaient procédé à la fois de la progression plus rapide des bas revenus, du ralentissement des plus hautes rémunérations autant que des transferts sociaux et du très fort effet correcteur des impôts sur le revenu, dont les taux étaient montés en flèche dans la première moitié du XXe siècle.
C’est un fait que l’on a trop oublié. Si l’impôt progressif sur le revenu est partout institué avec des taux très bas (de 2% à 6%) au tournant du XXe siècle, ceux-ci atteignaient ainsi 60% en France en 1924 et 79% aux Etats-Unis en 1936. En 1942, le taux marginal supérieur sera même de 94% aux Etats-Unis! Ce sont des chiffres qu’il faut rappeler.
PIERRE ROSANVALLON, historien, professeur au Collège de France, fondateur et animateur de la République des Idées, est l’auteur de nombreux essais, dont «la Contre-Démocratie» et «la Légitimité démocratique» au Seuil. Il publie cette semaine la Société des égaux» chez le même éditeur. © Baltel/Sipa |
Vous vous inquiétez d’un certain consentement collectif à l’inégalité. Vous proposez d’appeler «paradoxe de Bossuet» cette situation dans laquelle les hommes déplorent en général ce à quoi ils consentent en particulier. Pouvez-vous nous l’expliquer?
Tout le monde ou presque dénonce aujourd’hui les bonus extravagants ou les rémunérations démentielles de certains PDG. Toutes les enquêtes montrent que le sentiment de vivre dans une société injuste est majoritaire. Mais les facteurs qui produisent ces inégalités une certaine philosophiedétournée de l’égalité des chances, l’exaltation du mérite ou les mécanismes de la concurrence – sont simultanément largement intériorisés.
Le sentiment diffus que les inégalités sont «trop fortes», «scandaleuses», voisine du même coup avec une acceptation informulée de leurs multiples expressions spécifiques autant qu’avec une sourde résistance à les corriger pratiquement. D’où le fait qu’un mécontentement social susceptible d’être largement majoritaire puisse se lier à une passivité pratique face au système général des inégalités. On voue ainsi aux gémonies les inégalités en général alors que l’on reconnaît implicitement comme légitimes les ressorts spécifiques qui les conditionnent. J’ai appelé cela le «paradoxe de Bossuet» en référence à la célèbre remarque de ce dernier: «Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes.»
Pourtant le sentiment d’injustice et de révolte contre la montée des inégalités anime les mouvements européens des «indignés». Que vous inspire ce phénomène et est-il nouveau?
L’intéressant dans ces mouvements, c’est qu’ils ne se contentent pas de dénoncer les inégalités économiques. Ils vont plus loin et mettent le doigt sur le fait que c’est la dissolution de l’appartenance à un monde commun qui est la conséquence de ce qu’il faut bien appeler la sécession des riches. Ils se révoltent à juste titre contre leur condition d’oubliés, d’individus qui ne sont plus traités comme des semblables, relégués dans une condition de sous-citoyens. Ils ont le sentiment d’être des abandonnés de la démocratie et de l’économie, de ne plus compter pour rien.
Mais ils n’ont pas toujours la science de leur malheur, l’intelligence de leur indignation. C’est aussi pour armer ces mouvements que j’ai écrit «la Société des égaux», pour dessiner à la fois un cadre d’intelligibilité et une perspective à leur action et à leur légitime impatience.
A propos de cette crise de légalité, vous écrivez que «la gauche a perdu ce qui avait fait historiquement sa force et fondé sa légitimité». Pourquoi et que devrait-elle faire?
S’il fallait résumer en un mot ce qui a défini historiquement la gauche, je dirais qu’elle a été le parti de l’égalité. Le problème est qu’elle ne l’est plus que très partiellement. Sa vision s’est réduite à une culture de la redistribution (elle est le parti de la dépense publique et de l’impôt) et à une défense des droits individuels, en matière de lutte contre les discriminations tout particulièrement. Il n’y a évidemment rien à redire à cela en principe.
Mais à l’âge de la crise de l’Etat-providence, de la délégitimation de l’impôt et de la critique de l’individualisme, cela ne tient plus la route; la gauche se trouve en fait sur la défensive ou dans une posture minoritaire. Elle n’est plus culturellement hégémonique. Il ne suffit donc plus de dénoncer les inégalités. La gauche doit maintenant se doter d’une nouvelle philosophie sociale d’ensemble. Je pense que c’est à partir de l’idée de «société des égaux» qu’elle peut redevenir une force perçue comme porteuse d’un nouvel universalisme et d’un projet crédible d’émancipation, alors que nous vivons un processus de «dénationalisation» et de décomposition des démocraties-sociétés. Société des égaux que je propose quant à moi de réarticuler autour des principes de singularité, de réciprocité et de communalité.
C’est-à-dire ?
Je souhaite avec ces concepts élargir et dépasser le cadre actuel des discussions sur la justice. Car, de John Rawls à Amartya Sen, les théories sur le sujet se réduisent en fin de compte à définir la ligne de partage entre inégalités économiques et sociales légitimes et inégalités illégitimes. Mais c’est d’inégalités inter-individuelles qu’il s’agit.
Or l’égalité est une notion politique et sociétale autant qu’économique. Elle concerne le commun autant que le juste. D’où ma recherche des conditions d’adaptation au monde contemporain de ce qu’avaient été les principes de similarité, d’indépendance et de citoyenneté dans les Révolutions américaine et française. Les notions de similarité et de citoyenneté conservent l’importance qu’elles avaient il y a deux siècles. Mais elles doivent dorénavant être élargies. La nouvelle attente d’une égalité des singularités liée aux thèmes de la reconnaissance et du respect des différences se superpose ainsi au projet originel de la constitution d’une société des semblables. Alors que le suffrage universel est partout acquis, l’idée de citoyenneté a de son côté aussi besoin d’être enrichie.
Le problème n’est en effet plus seulement de partager la souveraineté politique, il est aussi de faire société ensemble. D’où l’impératif de communalité. Quant à l’idéal d’une société d’individus autonomes, il a largement perdu de sa pertinence dans un univers moderne où le fait de l’interdépendance s’impose dans tous les domaines. La singularité exprime en partie, sur un mode différent, cet ancien idéal. Mais, dans l’ordre des règles d’interaction entre individus, c’est le principe générique de réciprocité qu’il faut substituer à la perspective plus étroite et désormais non pertinente économiquement d’une égalité de marché.
Nationalisme, protectionnisme, xénophobie, séparatisme, qui ont marqué au cours des siècles derniers les premières crises de l’égalité, écrivez-vous, réapparaissent aujourd’hui. Pouvez-vous nous l’expliquer?
La crise de l’égalité que nous vivons aujourd’hui est autant sociétale qu’intellectuelle. Nous manquons en effet d’une vision positive de l’égalité autour de laquelle le pays pourrait se rassembler. Cette crise a eu un précédent à la fin du XIXe siècle, résultant de l’explosion des inégalités liée à l’industrialisation et à la première mondialisation. Une nouvelle droite nationaliste avait alors surgi, proposant de résoudre cette crise sociale grâce à un «protectionnisme ouvrier» et à des mesures xénophobes. («Ne parlons plus de prolétaires mais de travailleurs français», disait-elle.)
Le campement des « indignés » de la Puerta del Sol, le 1er juin 2011 à Madrid. (c) Afp |
N’oublions pas le livre de Barrès, en 1893, qui avait pour titre «Contre les étrangers». Cela a déteint sur une partie de l’opinion républicaine. Mais les socialistes ont résisté, ainsi que les républicains de progrès. En France comme en Europe, leur réponse a été d’opérer des réformes radicales: mise en place d’un Etat-providence, impôt progressif sur le revenu, lois de protection du travail. Même la droite a suivi le mouvement, hantée qu’elle était par le spectre révolutionnaire. La guerre de 1914-1918 avait, il est vrai, parallèlement renforcé le sentiment de solidarité. Nous voyons aujourd’hui le même scénario se reproduire.
Mais si la «voie populiste» rencontre à nouveau un large écho, l’alternative sociale-réformiste reste balbutiante. D’où le danger de décomposition sociale et de dérive droitière accélérée de la société qui pourrait se profiler. C’est pour moi l’enjeu clé du débat de 2012.
Nous assistons aujourd’hui à une crise de l’Etat-providence redistributeur. Vous craignez que, si l’écart entre les institutions de solidarité et les dispositifs de justice sociale continuait de se creuser, l’explosion sociale pourrait être brutale. Est-elle inévitable?
L’Etat redistributeur est en crise. Mais il ne pourra pas être revitalisé sans que, préalablement, on «refasse société». Sinon ce seront les thèmes démagogiques de la dénonciation de l’«assistanat» ou de la suspicion envers des immigrés «profiteurs du système» qui tiendront le haut du pavé. D’où pour cela encore la nécessité de refonder une culture de l’égalité. Sinon, plus qu’une explosion sociale, ce sera un processus de décomposition et de pourrissement des sociétés qui s’accélérera. Avec le danger de voir les régimes démocratiques eux-mêmes vaciller. Ce qui se passe aujourd’hui dans la Hongrie gouvernée par Viktor Orban peut être l’indication d’une orientation forte inquiétante.
Des manifestants devant le Parlement grec à Athènes, le 26 mai 2011. (c) Afp |
Pour vous, l’accroissement des inégalités est mondial et leur réduction doit aussi se lier à une entreprise de «démarchandisation du monde». Comment?
On ne peut pas se contenter de réduire les inégalités monétaires. Ou disons plus précisément que, pour y arriver, il faut d’abord refaire un monde commun. Si c’est le but, il est par exemple prioritaire de développer les espaces publics pour «déghettoïser» la société. Il faut aussi donner chair à une nouvelle culture de l’égalité dans laquelle tous puissent se reconnaître.
Avec les inégalités, les gens vivent de plus en plus dans leurs petits univers segmentés. Refaire du lien social passe donc nécessairement par cette «démarchandisation»; le non-marchand est la sphère majeure de l’égalité. Le but n’est donc pas seulement de réguler le marché, il est aussi de le limiter en développant ce que j’ai appelé les «biens relationnels» ainsi que les biens publics. L’idée écologique doit à cet égard converger avec l’idée socialiste pour définir une croissance sobre, plus axée sur l’être que sur l’avoir.
Propos recueillis par François Armanet et Gilles Anquetil
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Source : « Le Nouvel Observateur » du 1er septembre 2011.
Article original sur le site du Nouvel Observateur.