29 janvier 2014 | Par Laurent Mauduit – Mediapart.fr
(les graphiques sont disponibles dans le document joint)
L’Insee publie ce mercredi un dossier sur « trente ans de vie économique et sociale ». On y découvre la formidable montée en puissance d’un capitalisme qui avantage la rente et les dividendes servis aux actionnaires.
C’est un ouvrage remarquable que publie ce mercredi 29 janvier l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) : pour la première fois, il présente et met en forme des séries statistiques sur une longue période, ce qui permet d’appréhender – c’est le titre du document – « trente ans de vie économique et sociale ». Agrémenté d’innombrables graphiques, le travail des statisticiens permet de cerner les mutations profondes du capitalisme français ces trois dernières décennies et d’appréhender les fortes inégalités qu’elles ont charriées. Avec à la clef, notamment, un partage des richesses qui avantage de plus en plus le capital au détriment du travail et qui pousse à une véritable explosion des dividendes servis aux actionnaires.
Ce document est si riche qu’il serait vain de prétendre, ici, en donner un véritable aperçu. Embrassant de nombreux volets de la vie économique, des bouleversements sociaux, des mutations démographiques, des habitudes de consommation, des évolutions culturelles ou encore de la situation des finances publiques, il constitue un ouvrage de référence, utile pour d’innombrables débats publics.
Juste pour donner un aperçu de l’utilité du travail de mise en perspective qu’a réalisé l’Insee, arrêtons-nous sur ce que révèlent les séries longues qu’il fournit sur le partage capital-travail. La présentation sur trois décennies des évolutions internes du capitalisme français devient saisissante : on se rend compte à quel point de nombreux dirigeants politiques, de droite comme de gauche, enjolivent les choses quand ils prétendent que la France a été, en partie, à l’abri de certaines des inégalités charriées par la mondialisation néolibérale et qu’elle a su protéger son modèle social.
En réalité, les statistiques disent tout l’inverse. Elles confirment que la France n’a pas été à l’abri de ces mutations, mais qu’elle en a même été l’un des acteurs clés, avançant à vive allure vers un capitalisme patrimonial, ou si l’on préfère, un capitalisme d’actionnaires. C’est ce qu’établissent ces séries : la tyrannie de plus en plus forte exercée par le capital sur le travail.
Observons ainsi un premier graphique, celui qui présente l’évolution du « taux de marge » des entreprises, c’est-à-dire la part de l’excédent brut d’exploitation dans la valeur ajoutée des entreprises.
Le constat saute tout de suite aux yeux. Pendant les Trente Glorieuses, ce taux de marge est confortable, sans être exorbitant. Nous sommes à l’époque du capitalisme dit « rhénan », qui autorise un partage capital-travail ou, si l’on préfère, un partage salaire-profit, relativement équilibré. En somme, c’est un capitalisme qui accepte le compromis social, et le partage capital-travail se fait en fonction des rapports de force politiques ou sociaux du moment.
Envolée de la précarité du travail
Mais après une période de décrochage, du second choc pétrolier jusqu’au virage de la rigueur, au cours de laquelle le taux de marge pique du nez, ce dernier finit par se redresser vivement. Au lendemain du tournant de la « rigueur », sous les effets de la politique de désindexation des salaires conduite (déjà !) par les socialistes, ce taux de marge grimpe ensuite à des niveaux historiques. Et dans la période récente, il n’a que peu faibli, sous les effets de la crise financière.
Dans ce graphique transparaît donc, à partir du milieu des années 1980, ce que sera la formidable montée en puissance en France d’un nouveau capitalisme importé des pays anglo-saxons : le capitalisme d’actionnaires. Un autre graphique, sur la part des dividendes nets dans l’excédent brut d’exploitation, vient confirmer ce constat :
On y découvre en effet que le basculement de la France dans un type de capitalisme à l’anglo-saxonne a induit un partage des richesses encore plus violent qu’on ne le dit le plus souvent. Car le partage des richesses créées par les entreprises a été déformé, comme on vient de le voir, à l’avantage du capital et au détriment du travail. Mais au sein même du capital, le capitalisme d’actionnaires a poussé à un nouveau mode de partage, au détriment de l’investissement et à l’avantage des dividendes. C’est ce que montre cette infographie de manière spectaculaire puisque la part des dividendes grimpe de 12 ou 13 % en 1980 à près de 30 % aujourd’hui. Et ce qu’il faut bien prendre en compte, c’est que l’évolution ne concerne pas que les grands groupes, ceux du CAC 40. Non ! L’Insee parle ici de toutes les entreprises (non financières).
Cette infographie permet donc de comprendre la raison pour laquelle ce capitalisme peut être baptisé de capitalisme d’actionnaires ou capitalisme de rente.
Mais on se doute bien que si, dans le partage des richesses, le capital a été outrageusement avantagé, le travail, lui, en a fait fortement les frais. On peut en prendre une première mesure dans ce nouveau tableau, sur le pouvoir d’achat :
Sans grande surprise, on découvre donc que si tout au long des Trente Glorieuses, le pouvoir d’achat a été soutenu (avec des hauts et des bas), il est entré dans les années 1980 dans une phase beaucoup plus dépressive, avant même de régresser sous les effets de la crise.
Autre graphique, même évolution : l’Insee fournit de nombreuses statistiques montrant à quel point la montée en puissance du capitalisme patrimonial a contribué à une envolée spectaculaire de toutes les formes de travail précaire.
Les deux graphiques ci-dessous mettent en évidence cette même tendance : la précarité a totalement envahi le monde du travail.On comprend donc que ces mises en perspective sont très précieuses pour éclairer le débat public. Soit dit en passant, elles permettent aussi de comprendre les graves conséquences que risquent d’avoir les cadeaux que François Hollande fait aux entreprises : ils vont encore accentuer ces tendances. Avec, pour les actionnaires, des perspectives de dividendes encore plus formidables…
Article intégral sur le site de Médiapart.