LE MONDE | • Mis à jour le
Editorial du « Monde ». Une cinquantaine de voitures brûlées, une douzaine d’interpellations, quelques bâtiments vandalisés : le bilan de cinq soirées d’émeutes urbaines en Suède, depuis dimanche 19 mai, peut faire sourire dans les commissariats de Strasbourg ou de Brixton, en Grande-Bretagne, où la colère explose régulièrement et dans des proportions plus alarmantes.
Les Suédois, cependant, prennent cette flambée de violences très au sérieux, et ils ont raison. Pas seulement parce que l’image de leur pays, symbole de modération, d’ouverture et de tolérance, est ébranlée. La colère des immigrés des banlieues suédoises illustre aussi les limites du nouveau modèle suédois, celui qui, ces deux dernières décennies, a progressivement transformé le généreux Etat-providence de la social-démocratie en un système moins dépensier mais économiquement plus sain et plus compétitif.
La déréglementation, la discipline budgétaire et une réforme profonde du fonctionnement de l’aide sociale ont permis à la Suède de préserver la qualité de ses services publics sans que le poids de la dette ne grève son économie. L’habile ministre des finances du gouvernement de centre droit à Stockholm, Anders Borg, a d’autres exploits à son palmarès que sa queue-de-cheval et sa boucle d’oreille qui tranchent tant dans les sommets européens : son credo, qui veut que le dynamisme économique et la justice sociale ne soient pas incompatibles, est très convaincant.
Sauf que… un chiffre vient relativiser cette affirmation. Il émane du département des statistiques de l’OCDE : la Suède est le pays développé qui a connu la plus forte augmentation des inégalités depuis vingt-cinq ans. Le coefficient Gini, qui mesure l’inégalité, a augmenté de 25 % en l’espace d’une génération.
Parallèlement, la Suède a maintenu sa tradition de pays d’accueil, en particulier à l’égard des réfugiés politiques. Aujourd’hui, près de 15 % de la population est née en dehors de la Suède, ce qui constitue la proportion la plus élevée des pays scandinaves. Afghanistan, Somalie, Irak, Syrie… les conflits ne manquent pas, qui ont déplacé des centaines de milliers de personnes hors de leurs frontières : généreusement, la Suède a continué à ouvrir ses portes. En 2012, le pays a accueilli 44 000 demandeurs d’asile, soit 50 % de plus qu’en 2011.
La tradition humaniste suédoise, cependant, se heurte aux réalités budgétaires et économiques de « l’Etat-providence light ». Beaucoup de ces immigrés sont logés dans des banlieues transformées, petit à petit, en ghettos, aux écoles sous-équipées qui perpétuent l’échec scolaire. Le chômage, qui atteint aujourd’hui près de 24 % des jeunes en Suède, affecte évidemment plus lourdement encore les jeunes immigrés.
Comme dans bien d’autres pays européens, la montée d’un parti d’extrême droite, les Démocrates suédois, a eu l’effet pervers de légitimer certains propos et attitudes racistes, ainsi que des méthodes policières brutales et discriminatoires.
C’est tout ce contexte qui explique qu’un soir de mai, la mort d’un retraité d’origine portugaise, tué par la police dans un de ces quartiers parce qu’il brandissait un couteau, mette le feu aux poudres. Malgré tous ses mérites, le modèle suédois n’échappe pas au grand défi européen, celui de l’intégration des communautés étrangères.
Editorial original sur le site du Monde.