Le Monde, 17 mai 2013
Camille Peugny, auteur du Déclassement (Grasset, 2008), vient de publier Le Destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale (Seuil, 112 p., 11,80 euros) et a participé à l’étude de la Fondation Jean-Jaurès.
De plus en plus de Français disent n’avoir plus le sentiment d’appartenir aux classes moyennes. Est-ce nouveau ?
Depuis les années 1970, enquêtes académiques et sondages ont constaté une hausse constante du nombre de Français déclarant appartenir aux classes moyennes. C’était jusqu’à présent une tendance de long terme. Mais l’étude de la Fondation Jean-Jaurès, pour la première fois, indique un mouvement de reflux. Depuis 2010, environ 6 % des Français ont eu le sentiment de basculer des classes moyennes vers les couches » modestes » ou » défavorisées « .
Cette impression de » déclassement » est-elle un simple sentiment parfois exagéré ou une réalité effective ?
C’est certes un sentiment, mais c’est également une réalité croissante : de plus en plus de nos concitoyens vivent moins bien aujourd’hui qu’hier. C’est notamment le cas des » perdants de la mondialisation « , c’est-à-dire des ouvriers exposés à la concurrence internationale ou des employés cantonnés dans des positions subalternes sur le marché du travail, souvent au service des » gagnants « . Ces catégories connaissent des difficultés grandissantes : précarisation du contrat de travail, baisse du pouvoir d’achat, dégradation des conditions de vie…
Comment a évolué ce déclassement au fil des décennies ?
Les premiers déclassés furent d’abord les centaines de milliers puis les millions de chômeurs privés d’emploi dès la fin des années 1970. Puis, dans les années 1990, les classes populaires en emploi sont gagnées par cette fragilisation avec le phénomène des » travailleurs pauvres « , estimés aujourd’hui à plus de 2 millions. Désormais, ce sont les franges inférieures des classes moyennes qui sont déstabilisées.
Ce phénomène peut-il s’inverser ?
Cette spirale récessive semble solidement ancrée dans les esprits. La majorité des Français sont convaincus de vivre moins bien que la génération de leurs parents, qu’eux-mêmes vivront moins bien dans dix ans qu’aujourd’hui et que la génération de leurs enfants vivra moins bien que la leur. Cette angoisse est nourrie par l’impuissance visible des politiques, qui semblent se contenter d’une gestion comptable de court terme, sans aucun autre horizon qu’une incantation à la croissance et une mise en concurrence généralisée des individus et des groupes. Les salariés sont devenus des coûts, les protections des freins à la compétitivité.
Quels peuvent être les effets politiques d’une telle situation ?
Si une relative paix sociale semble encore subsister, c’est parce que les » perdants » de la mondialisation se font la guerre entre eux.
Dans une société travaillée par le déclassement, où chacun se sent, à tort ou à raison, tiré vers le bas, on a tendance à rechercher les boucs émissaires plus bas que soi. On vise plus facilement son voisin de palier chômeur et donc forcément assisté, ou fonctionnaire et donc forcément fainéant, ou étranger et donc forcément profiteur. Ce type de réflexe, dans l’isoloir, profite mécaniquement aux partis populistes, en France et en Europe.
François Hollande a été élu en promettant notamment plus de justice sociale. Un an après, doit-il s’inquiéter de ce » grand malaise » des classes moyennes ?
C’est une alerte très sérieuse pour le chef de l’Etat. En mai 2012, plus le niveau de revenus des électeurs était élevé, plus ils ont voté pour Nicolas Sarkozy. François Hollande a donc été majoritairement élu par les classes moyennes et populaires.
Un an après, même si leurs espoirs n’étaient pas démesurés, leur déception est immense, car ils ont le sentiment que la gauche est incapable de parler aux » perdants « . Si la gauche continue dans cette direction, si elle veille davantage à ne pas déranger les vainqueurs plutôt qu’à améliorer le sort des vaincus, alors elle creuse le sillon de ses futurs 21-avril électoraux.
Propos recueillis par B. Bo.