Ce que Leboncoin.fr nous révèle de l’économie française l Les Echos

Par JEAN-MARC VITTORI | 14/05 | 01:00

Avec le site d’annonces gratuites en ligne, les Français industrialisent leurs choix de consommation. Ils réinventent aussi la proximité. Enfin, ils créent de la valeur loin des chemins balisés. Le signe d’un pays qui bouge.

Apparemment, toutes les pépites d’internet n’ont pas le même éclat. Celle-ci attire plus de 17 millions de Français chaque mois – pratiquement moitié plus que le fameux Dailymotion et même davantage que son prétendant malheureux Yahoo! A en croire Mediametrie , elle est au huitième rang des sites les plus consultés en France (mesure en « visiteurs uniques »). Depuis sa création en 2006, elle était détenue par deux groupes de presse gratuite, le français Spir et le norvégien Schibsted, dans « un partenariat équilibré à 50-50 » – la formule souhaitée par l’actuel gouvernement français pour Dailymotion. Mais l’équilibre n’a pas tenu bien longtemps. Trop endetté, Spir a vendu sa moitié à son partenaire en 2010. C’est ainsi que Leboncoin.fr, site d’annonces gratuites en ligne (22.310.382 offres hier à 12 h 16) est devenu la filiale à 100 % d’un groupe étranger… sans susciter la moindre réaction à Paris.

Bien sûr, le gouvernement a changé depuis, mais on aurait pu entendre à l’époque les protestations de socialistes protectionnistes – il y en avait déjà. Certes, « J’ai « downloadé » la dernière vidéo de « Zombinladen » » fait plus branché que « j’ai chiné un canapé en ligne », et l’anglophone Dailymotion claque mieux dans les salons parisiens que le franchouillard Leboncoin.fr (adopté après la consultation de 400 internautes). Le premier peut espérer une gloire mondiale, alors que le second restera franco-français, puisque le très efficace moteur de recherche à la base de son succès est déjà employé dans des dizaines de pays par d’autres filiales de Schibsted. Mais Leboncoin.fr est déjà très rentable, sans prendre la moindre commission sur le montant des achats transitant par son site, financé par ses publicités et ses tarifs soigneusement ciselés (3 euros pour accoler le mot « urgent » à son annonce dans l’ameublement, 4 côté jardinage, 5 pour une voiture, 5,80 pour une maison…). Et surtout, le succès de Leboncoin.fr, bien plus fort que celui de ses équivalents étrangers, en dit beaucoup sur l’économie française d’aujourd’hui.

Le premier message, c’est… l’économie. L’an dernier, le pouvoir d’achat par tête a reculé de près de 1 %, comme le confirmera l’Insee demain. C’est la plus forte baisse en une génération. Depuis 2007, le même pouvoir d’achat a stagné. C’est sans précédent depuis la dernière guerre. Du coup, les Français économisent. Ils en viennent à limiter leurs achats alimentaires – c’est dire l’ampleur des révisions en cours. Pour préserver leur niveau de vie, ils arbitrent comme jamais entre leurs différents postes de dépenses. Avec un critère de plus en plus employé : neuf ou occasion. Pour l’iPhone, mieux vaut avoir le dernier modèle. Pour le tricycle du petit, c’est sans doute moins indispensable (166 unités proposées hier sur le site, à partir de 5 euros). Pour une chaîne hi-fi dans la résidence secondaire aussi. Avec Leboncoin.fr, ces arbitrages-là peuvent se faire à échelle industrielle, sans s’exposer aux caprices de la météo, qui gâchent les plus beaux vide-greniers. Au-delà est remis en cause l’immense gâchis qui marqua l’apogée de la société de consommation. Nombre d’entreprises vont devoir repenser leur offre en profondeur, retrouver l’utilité, recréer la croissance.

Le deuxième message que délivre le succès Leboncoin.fr est le retour de la proximité. Le site ouvre sur une carte de France. On arrive dans son département en deux clics, dans sa ville, en inscrivant son code postal. Le vendeur est à 2 kilomètres, parfois dans sa rue. Il est possible d’aller voir. Dans l’ancien temps, on apprenait par le boucheà-oreille que le cousin de Georges, qui habite le village d’à côté, avait un cheval à vendre. Aujourd’hui, on le découvre sur Internet. Contrairement au concurrent eBay, qui promet de trouver l’objet rêvé à l’autre bout du monde, Leboncoin rouvre le champ du voisinage. En fait, ce n’est pas seulement le retour de la proximité, une valeur en hausse (le groupe Pagesjaunes a, par exemple, choisi de se renommer « Solocal »). C’est aussi sa réinvention. Sans pour autant sentir le renfermé. Ginette a certes acheté son ordinateur portable à Léon, à trois stations de bus de chez elle. Mais, dessus, elle vient de télécharger la dernière vidéo du coréen Psy, bien qu’elle soit moins réussie que son célèbre « Gangnam Style ». Le message déborde largement la brocante sur Internet. C’est l’amorce d’une société plus horizontale, avec moins d’intermédiaires. Et si les Parisiens sortaient plus souvent de Paris, ils sauraient que la sortie de crise passera justement par cette proximité ouverte sur le monde.

Le troisième message porte sur la valeur. Leboncoin élargit le marché, en y intégrant des millions d’objets qui étaient jusque-là à son pourtour. Le château de Rouffach, en Alsace, mis en vente à 63 millions d’euros, aurait eu un prix de vente sans Leboncoin. C’est moins sûr pour le « superbe tee-shirt Kimbaloo 18 mois » affiché à 1 euro du côté de Montargis. Le même mécanisme est à l’oeuvre dans l’émission de télévision « Un trésor dans votre maison » diffusée par M6, où un animateur et un expert commissaire-priseur aident monsieur et madame Tout-le-Monde à valoriser les objets qui encombrent leur grenier – une émission qui attire près de 2 millions de téléspectateurs. La valeur déborde des magasins, des circuits traditionnels de distribution et de production. Au fond, Leboncoin.fr donne une leçon de marché à tous ceux qui croient déjà le connaître. Ce n’est pas le moindre de ses charmes.