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Agrégé d’histoire, chargé de recherche au Centre d’histoire de Sciences Po, Nicolas Delalande est un spécialiste de l’Etat. Dans son dernier livre Les Batailles de l’impôt, il explore la manière dont les individus et les groupes sociaux, de 1789 à nos jours, acceptent ou non de payer l’impôt. Un sujet d’actualité, puisque la taxation des plus riches en France fait débat.
Qui proteste aujourd’hui contre les hausses d’impôt ?
Essentiellement les plus riches, ceux qui ont les capacités d’expression de leurs intérêts et de mobilisation les plus fortes. Cela passe le plus souvent par des modes de contournement, des comportements d’évasion et, de temps en temps, comme avec les « pigeons » [mouvement d’entrepreneurs qui s’opposaient au projet de taxation à 75 % des plus hauts revenus], par la mobilisation d’un groupe d’acteurs peu nombreux, mais très unis pour la défense de leurs intérêts.
Comment concilier le discours de François Hollande sur la nécessité du patriotisme fiscal des hauts revenus en période de crise avec l’idée que l’impôt ne doit pas être confiscatoire ?
Les appels au patriotisme fiscal des plus riches s’inscrivent dans la longue durée. C’est un trait caractéristique du rapport des Français à l’impôt depuis la fin du XVIIIe siècle : on refuse le plus longtemps possible les réformes pour mieux en appeler au sens du sacrifice lorsque la crise, militaire ou économique, fait rage. Parce que la France est une république, et pas seulement une démocratie libérale, les citoyens sont invités à remplir un certain nombre d’obligations pour témoigner de leur appartenance à la collectivité. Par ailleurs, l’idée que l’impôt est confiscatoire apparaît toujours en temps de crise. En 1914, lorsque l’on crée l’impôt sur le revenu, le taux de prélèvement tourne autour de 10 %, mais beaucoup estimaient à l’époque que la propriété privée était menacée… Les riches n’ont jamais répondu de bon coeur à l’appel au civisme fiscal !
Est-ce vrai partout ?
La France sort d’un cycle de dix années au cours duquel on a dit que les plus fortunés étaient trop imposés. Faire machine arrière est difficile, même si c’est juste. Au-delà du cas français, la crise des dettes souveraines a montré qu’un Etat qui prélève peu a des problèmes majeurs lorsqu’en situation de crise il ne peut pas réduire ses dépenses ou ses investissements. Les pays qui avaient joué la carte du moins-disant fiscal, comme l’Irlande, n’ont pas été épargnés par la crise. Il y a eu le même revirement aux Etats-Unis, où la légitimité des baisses d’impôts pour les plus riches n’est plus universellement acceptée. Au moins la crise a-t-elle eu pour mérite de rappeler qu’un système fiscal bien accepté n’est pas qu’un handicap, bien au contraire.
Les plus modestes rejettent-ils aussi l’impôt ?
Il n’y a plus de révolte populaire comme il y en a eu dans les années 1950 ou 1960-1970, portée par le papetier et homme politique Pierre Poujade ou le syndicaliste Gérard Nicoud, ou dans les années 1980 avec la résurgence de ligues de contribuables. Les mouvements collectifs d’opposition à l’Etat, caractéristiques du XIXe siècle et d’une bonne partie du XXe siècle, ont disparu.
Pourquoi ?
Parce que la plupart des prélèvements sont masqués et disséminés, ce qui ne crée pas les possibilités d’une politisation du mécontentement. Pourtant les injustices sont indéniables…
Par exemple ?
Depuis trente ans, la hausse de la pression fiscale a accentué le caractère faiblement redistributif du système fiscal français. Les impôts progressifs, créés au XXe siècle, dont le principe est que plus on est riche et plus on gagne, plus on est taxé (droits de succession en 1901, impôt sur le revenu en 1914, impôt sur la fortune dans les années 1980), ont été affaiblis. Au contraire, les réformes les plus marquantes, qui visent à alimenter les caisses de l’Etat, s’appliquent invariablement à tous les Français, quels que soient leurs revenus (CSG, TVA ou TIPP).
C’est comme cela que l’impôt sur le revenu, pourtant le plus juste, est resté faible. Mais cette faiblesse a protégé l’Etat contre le mouvement de désaffection vis-à-vis de l’impôt : les critiques qui lui ont été adressées n’ont pas atteint le système dans son ensemble. En revanche, les Etats dont le financement reposait plus largement sur de grands impôts progressifs ont été plus vulnérables politiquement avec la remise en cause de la redistribution par l’impôt, comme ce fut le cas aux Etats-Unis dans les années 1980.
Autrement dit, l’illisibilité du système fiscal est une chance pour les gouvernants ?
Sans doute, et cela pourrait expliquer pourquoi la critique de l’illisibilité n’a jamais eu de véritables conséquences sur la politique fiscale. En France, c’est avec l’accroissement de l’opacité et de la dissimulation, avec la multiplication des différentes formes de prélèvements que les régimes successifs ont maintenu le consentement à l’impôt depuis le XIXe siècle.
C’est pour cette raison que la grande réforme fiscale, toujours annoncée, est sans cesse différée. Elle impliquerait de toucher à plusieurs paramètres en même temps, de modifier les équilibres sociopolitiques et de mettre à plat le système. La grande crainte des fonctionnaires des finances et des dirigeants politiques a toujours été qu’à l’occasion d’une telle remise à plat resurgissent des formes de protestation beaucoup plus dangereuses pour la légitimité de l’impôt.
Pourtant, un impôt sur le revenu accentué devrait être accepté par les Français puisqu’il repose sur la justice ?
Oui, mais les inégalités d’application de cet impôt ont aussi pu nourrir la défiance en certaines occasions. Et cela dès les années 1920, juste après sa création. Un tel système supposait que l’Etat puisse contrôler la sincérité des déclarations faites par les contribuables. Or, cela a pris un demi-siècle. Il y a eu encore les premières formes d’évasion fiscale internationales, qui datent de l’entre-deux-guerres, favorisées par le secret bancaire suisse (1934). Rappelons enfin la difficulté qu’il y avait en France à taxer une population largement composée de travailleurs indépendants (paysans, commerçants, artisans) qui échappaient au contrôle du fisc.
Tout cela a alimenté le sentiment des Français que les groupes sociaux ne sont pas égaux devant l’impôt sur le revenu. Ce qui fragilise le consentement. Avant même son adoption en 1914, l’un des principaux arguments utilisés contre l’idée d’un impôt sur le revenu progressif était qu’il pourrait susciter des résistances. Les coûts, politiques et financiers, d’une réforme sont tels que la prudence l’emporte souvent sur la quête de justice.
Comment caractériseriez-vous ce consentement à l’impôt dans la France actuelle ?
Le paradoxe de la situation, héritée du passé, réside dans le fait que la France tolère un haut niveau de prélèvements obligatoires sans présenter pour autant un rapport pacifié à l’impôt, comme c’est le cas dans les pays nordiques. Depuis une vingtaine d’années, selon le classement de l’OCDE, la France figure parmi les pays où ces prélèvements obligatoires sont les plus élevés, avec un taux autour de 43-45 %. Cette stabilité, remarquable à l’échelle mondiale, s’accompagne régulièrement de protestations et de récriminations, mais qui ne débouchent pas sur une remise en cause.
La France n’a pas connu de mouvements forts d’antifiscalisme comme ceux auxquels ont été confrontés, dans les années 1970 et 1980, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, et qui ont eu pour traduction politique les expériences Reagan et Thatcher.
Pourtant, 60 milliards d’euros de prélèvements supplémentaires en 2011 et 2012, les Français le ressentent… N’est-il pas étonnant qu’il n’y ait pas eu d’autre fronde que celle des « pigeons » ?
On en revient à l’origine du consentement à l’impôt, un processus de long terme qui conduit les citoyens à faire confiance à l’Etat et à l’administration. Cela fait plusieurs décennies que les contribuables ont pris l’habitude de payer l’impôt sans craindre que l’argent récolté soit détourné à des fins privées.
La charge fiscale a des contreparties visibles sous la forme de services publics et sociaux dont la qualité peut parfois être critiquée, mais dont la légitimité n’est pas contestée. On ne peut en dire autant de tous les pays. Quand les citoyens ne font pas confiance à l’Etat et doutent de l’intégrité de l’agent du fisc qui vient leur réclamer de l’argent, la défiance s’installe et se transmet à tous les groupes sociaux. C’est ce que l’on a observé en Grèce.
Claire Guélaud