Fiche de lecture – L’argent sans foi ni loi

L’argent sans foi ni loi, Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Textuel, 2012, 100 pages.

Les auteurs : anciens directeurs de recherche au CNRS, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sont sociologues spécialisés dans l’étude des plus riches, et auteurs de plusieurs best-sellers.

Synthèse

C’est une alerte majeure que lancent les deux sociologues dans ce dernier ouvrage, conçu comme un long entretien : désormais étalé au grand jour sans complexe par ceux qui l’accaparent, l’argent s’est imposé comme la valeur ultime. Les auteurs expliquent comment « l’argent fou, dématérialisé, dérégulé, coupé du corps social », a été détourné de sa fonction initiale pour devenir une arme au service des nantis, et ils reviennent sur les transformations économiques des années 80, et le triomphe d’un capitalisme financier, spéculatif et mondialisé : « La virtualisation de la monnaie, la dérégulation des marchés, les arrangements entre financiers et politiques, l’exil fiscal et le dumping social sont autant de stratégies dans l’impressionnante panoplie des oligarques qui leur permet de conserver et de consolider leurs privilèges exorbitants ».
Les auteurs soulignent à quel point l’argent, de simple instrument d’échange, est devenu un moyen d’asseoir l’autorité et les privilèges des classes dominantes. Ainsi, la virtualisation des marchés, les spéculations boursières, les paradis fiscaux et autres arrangements financiers représentent autant de procédés favorisant l’installation d’« une oligarchie organisée et structurée ». Ils permettent de tirer des revenus supplémentaires provenant de produits financiers et d’arrangements fiscaux, tout en tenant les classes populaires à l’écart des transactions.
Le monde vu par les auteurs se divise en trois classes : un prolétariat qui subit des formes d’exploitation de plus en plus brutales ; des classes moyennes, précarisées, divisées et déboussolées par la « crise » ; et la classes dominante, celle qui a remporté, comme disait Warren Buffet, la « guerre des classes » parce qu’elle est solidaire, organisée, et parce que elle est « la seule classe sociale en soi et pour soi », selon le mot de Jean-Paul Sartre. Cette confiscation ultime donne aux dominants le pouvoir de rendre les inégalités de richesses légitimes et acceptables grâce à leur mainmise sur les médias.
Exemples à l’appui, les auteurs montrent comment les grandes fortunes traditionnelles se sont adaptées aux lois du néolibéralisme, en compétition avec les nouveaux riches. Ils analysent cet effet de sidération et de fascination que l’argent produit sur les masses, orchestré par une mise en scène médiatique sans précédent de la fortune. L’argent comme valeur omniprésente à un moment où la misère augmente de façon drastique : ce paradoxe, cette rupture inédite sapent les fondements de la démocratie. Mais comment faire pour se réapproprier l’argent fou et faire en sorte qu’il circule dans le corps social ?
Le propos, radical, ne se limite pas à une dénonciation de la situation. S’appuyant sur de nombreux exemples et propositions concrètes, les auteurs suggèrent de rendre à l’État son rôle de régulateur, et de revenir à un encadrement plus strict de l’argent, afin qu’il redevienne ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : « un bien public au service de l’homme », et non l’inverse.
Ils n’hésitent pas à prôner des mesures sévères telles que la nationalisation des banques ou la mise en place d’embargos sur les paradis fiscaux. Ils plaident aussi pour des solutions plus progressives, comme le contrôle plus strict des marchés financiers et « l’établissement d’une conscience morale et éthique de la part de ceux qui ont l’argent ». Ils proposent enfin de rendre compréhensibles au plus grand nombre les logiques de la spéculation par l’enseignement du droit et de la finance à l’école républicaine.

Citations et exemples

➢ p.13 : « L’ère Sarkozy n’a fait que porter au premier rang de l’État, en pleine lumière, une banalisation de la grande richesse d’où toute idée de culpabilité semble être exclue. Cette attitude décomplexée devant la richesse est nouvelle. » « Désormais, la richesse, la notoriété ou la reconnaissance dépendent moins de la valeur de ce qu’on l’on fait que de ce que l’on gagne. » « L’argent devient l’instrument de la réalisation de soi-même, un moyen pour satisfaire les fantasmes de toute puissance et de jouissance infinie. »
➢ p.16 : « Par une loi de janvier 1973, la Banque de France s’est vue interdire de prêter à l’État, assurant ainsi aux marchés financiers la possibilité d’accaparer les intérêts des emprunts publics. »
➢ p.17 : « L’époque de la dérégulation de la finance s’ouvre sous le premier mandat de François Mitterrand. Un nouveau type de capitalisme se met en place, dans lequel les financiers possèdent désormais le pouvoir sur les politiques, avec donc la complicité de ces derniers, y compris lorsqu’ils revendiquent les valeurs du socialisme. »
➢ p.18 : « Le dogme capitaliste néolibéral s’est alors présenté comme une description ‘naturelle’ du monde, comme allant de soi. (…) Dans ce contexte, la spéculation sur les marchés financiers est présentée comme économiquement normale. »
➢ p.21 : « S’il fallait retenir trois héritiers emblématiques de la noblesse reconvertie dans la finance, ce seraient Ernest-Antoine Seillière de Laborde, Marc Ladreit de Lacharrière et Jacques de Larosière de Champfeu. La bourgeoisie a ses propres dynasties, qu’elles soient anciennes comme les Taittinger ou les Schneider, ou plus récentes comme les Bouygues, Lagardère, Dassault ou Bolloré, et enfin ses nouveaux riches comme Xavier Niel. Ce qui caractérise les membres de cette classe, au-delà de l’ancienneté dans la classe, c’est la multidimensionnalité des formes de richesse : ils possèdent non seulement de l’argent, mais ils le transfigurent par la culture, les réseaux sociaux et la richesse symbolique qui va jusqu’à façonner leurs corps en corps de classe. »
➢ p.25 : « Les dirigeants du CAC 40 ont bénéficié d’une hausse moyenne de 34 % de leur rémunération totale pour un montant moyen de 4,11 millions d’euros, pour l’année 2010. »
➢ p.27 : « Ces grandes familles, connues et reconnues, fortunées depuis plusieurs générations, dont une part sont issus de la noblesse, se sont toujours magnifiquement adaptées, et ce à chaque étape du système capitaliste. Elles ont converti leur capital agricole et foncier en capital industriel ou bancaire dans la seconde moitié du 19e siècle, puis le capital financier a pris le pouvoir au 20e siècle, et surtout au 21e. Le fonctionnement des marchés financiers fait partie de l’éducation des enfants, puisqu’autour de la table familiale il se trouve souvent un conseiller fiscal ou un avocat d’affaires. Les jeunes héritiers sont préparés à prendre la succession des parents à la tête de la fortune familiale. Ils doivent être capables, une fois arrivés à l’âge adulte, de jeter un œil averti sur leur patrimoine, quand bien même ils choisiraient pour profession toute autre activité que les affaires. »
➢ p.29 : « Les grandes familles sont sommées de s’adapter à un monde où l’argent est devenu un marqueur social tout aussi visible qu’un carré Hermès. » « Au sein des grandes familles, on apprend que le système capitaliste est le seul qui soit naturel et imaginable, à l’image du soleil qui chauffe ou de la lune qui brille – les autres systèmes de pensée n’étant qu’idéologies. Du coup, pratiquer l’optimisation fiscale, voire la fraude avec le recours aux paradis fiscaux, tout cela leur paraît aller de soi face à un État à leurs yeux bien trop gourmand. Elles intériorisent tout un discours autojustificateur, contre l’État et l’impôt, contre les fonctionnaires, pour que leurs biens restent dans la famille. Je n’ai jamais pu observer le moindre sentiment de mauvaise conscience sur cette question, que ce soit dans les dîners où nous étions conviés ou lors d’entretiens. »
➢ p.30 : « Je prendrai le cas de cet avocat fiscaliste, qui s’occupe des affaires des gens du milieu dont il est issu : tout se passe de manière souple voire décontractée, puisqu’ils se trouvent entre camarades de « classe » pour traiter des meilleurs placements. Mais du coup, il nous a avoué avoir quelque difficulté à présenter sa demande d’honoraires car une telle crudité dans les relations ne manquerait pas d’en rompre le charme. »
➢ p.30, exemple des Wildenstein, dynastie de marchands d’art, « révélateur de ce sentiment d’impunité face à des fraudes fiscales d’importance. »
➢ p.32 : « Il existe des cas particuliers, dont celui de Charles-Henri Filippi, membre du conseil d’administration de L’Oréal, qui a été le conseiller du PDG du CCF, devenu HSBC, auteur de L’Argent sans maître, un livre qui dénonce les dérives du milieu bancaire. L’auteur ne conteste pas le système capitaliste, mais il met en question ses turpitudes. ‘L’argent atteint aujourd’hui un statut de puissance totale, écrit-il : il a explosé quantitativement ; il est devenu le symbole absolu rivalisant avec le langage ; il est passé de moyen à celui d‘objet essentiel de la vie des hommes. »
➢ p.35, à propos des classements des riches, le premier en France étant publié dans L’Expansion en 1985 : « Il est important de souligner la nouveauté de ces classements : avant les années 1980, le niveau de richesse apparaissait peu dans la sphère publique. Il existait bien sûr un affichage de la richesse, plu contrôlé, mais on ne parlait pas de l’argent en tant que tel. Aujourd’hui, la classe sociale des oligarques est globalement mobilisée dans cette compétition consistant à démontrer sa réussite et son pouvoir de domination par l’importance de sa fortune. »
➢ p.37 sur le patrimoine des riches : « La caractéristique de la classe des riches est de savoir diversifier ses investissements pour diminuer les risques. Cette diversification existe déjà au niveau du patrimoine immobilier : les familles fortunées auront un château, une maison au bord de la mer, un chalet à la montagne, un vignoble, des forêts, des terres agricoles. Les œuvres d’art décorent leurs demeures. Leurs biens et leurs bijoux, joyaux souvent uniques, se transmettent de génération en génération. Par ailleurs, ces grandes familles possèdent un gros portefeuille de valeurs mobilières, qui peut représenter plus de 90 % de leur fortune, avec des investissements en ‘bon père de famille’ et d’autres plus ou moins risqués. Elles prévoient tout pour que leur fortune soit pérenne : les parents font le maximum de donations aux enfants et utilisent les plans d’épargne logement et tous les types de placements garantis par l’État. »
➢ p.39 : « Le caritatif ou le mécénat des plus riches est d’autant plus important que la pression fiscale qui s’exerce sur leurs revenus est plus faible. » « Le caritatif et le mécénat sont avant tout une habile stratégie de communication et un leurre efficace pour masquer les dérives inégalitaires de la fiscalité. »
➢ p.40 : « Aujourd’hui les membres de la classe dominante rivalisent d’initiatives en direction des quartiers défavorisés pour y découvrir les jeunes les plus prometteurs pour le système économique en place. C’est faire d’une pierre deux coups : limiter les risques de révolte et par la même occasion recruter les plus performants qui deviendront les plus reconnaissants envers le capital. Il s’agit se sélectionner les plus doués pour leur donner plus de chances de réussir. L’idéologie néolibérale et son dogme de la compétition pénètrent ainsi jusqu’au cœur des cités ‘sensibles’. »
➢ p.44 : « Il faut relire Georg Simmel et sa Philosophie de l’argent pour comprendre comment l’argent est devenu une sorte de dieu. Simmel pense, en 1900, qu’une guerre symbolique visant à atteindre l’universel s’est instaurée entre les religions et l’argent. Plus d’un siècle après, on constate que l’argent a gagné cette guerre, qu’il a désormais atteint une valeur mondiale. Il est devenu une fin existentielle pour la classe dominante, d’autant plus facilement que cette classe a des prétentions à l’universel puisqu’elle ne cesse de transformer ses intérêts particuliers en intérêts généraux. »
➢ p.55, Thomas Jefferson, troisième président des Etats-Unis, en 1802 : « Les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières prêtes au combat. Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent sa monnaie, les banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques priveront les gens de toute possession, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession, jusqu’au jour où leurs enfants se réveilleront sans maison et sans toit sur la terre que leurs parents ont conquise. » Commentaire des auteurs : « Ce texte est troublant car il montre que les dérives de l’argent fou ont été pensées depuis longtemps. »
➢ p.87 : « Le problème général de la social-démocratie, qui revendique des valeurs de partage et se prétend favorable à la mixité sociale, c’est que dans le même temps, elle n’agit pas contre les sources des inégalités et des processus ségrégatifs. Cette gymnastique acrobatique a pu fonctionner tant bien que mal pendant les Trente Glorieuses, dans une phase de croissance élevée. Les inégalités pouvaient exister mais elles étaient plus facilement tolérables dans un mouvement général d’amélioration des conditions de vie. (…) Le tournant néolibéral et l’apparition d’un chômage de masse ont remis en cause se statu quo instable. La social-démocratie ne pouvait plus gérer ces contradictions croissantes entre ses idéaux proclamés, et son action laxiste envers un capitalisme débridé. Elle n’est en tout cas plus adaptée à cette phase spéculative et aventureuse d’accumulation inégale et intense de richesses de moins en moins partagées. »

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