Marianne | Vendredi 7 Janvier 2011 à 15:01
ERIC DIOR – MARIANNE
L’extrême richesse, toujours plus indécente en période de récession, ne date pas d’hier. Alors qu’ils pourraient faire vivre dans l’opulence des générations d’héritiers, certains nababs choisissent de reverser une énorme partie de leur pactole. De Rockefeller à Bill Gates, en passant par Carnegie, Eric Dior dresse un tableau de l’accumulation de richesse à travers l’histoire américaine.
La pire malédiction de la richesse, c’est, dit-on, de devoir vivre, avec des gens riches. Reste, alors, à s’improviser ami du genre humain après avoir acculé à la ruine les opiniâtres qui osaient vous concurrencer. A se réinventer saint Bernard quand on a affûté, des années durant, ses crocs de loup-cervier. Voyez Warren Buffett et Bill Gates, les deux cas les plus récents de reconversion dans la bienfaisance. Deuxième fortune mondiale, le premier a octroyé 85% de ses 44 milliards de patrimoine à la fondation créé par son « pote ». Lassés d’accumuler, le « sorcier de Wall street » et l’ex-patron de Microsoft se proposent de recycler dans le « caritatif », la bagatelle de 60 milliards de dollars, soit deux fois le budget de l’Organisation Mondiale de la Santé et plus du double de l’aide humanitaire américaine à l’étranger. Ennemis declarés de l’héritage, les deux lascars affichent, pour comble, des mines épanouies depuis qu’ils se sont délestés de leurs maudits pactoles. Comme il est doux de se sentir bons et d’avoir l’opulence altruiste. Aussi suave que de faire enrager sa descendance – ces « spermatozoïdes chanceux » ironise Buffett – qui devra se contenter des grosses miettes laissées par leurs géniteurs. Un dépit déjà éprouvé par les rejetons des « barons voleurs », bâtisseurs, au 19e siècle, du capitalisme américain. Eux aussi s’ingénièrent sur leurs vieux jours à refouler leurs instincts carnassiers en distribuant à tout va. Saturés d’honneurs, d’avanies et de dollars, ils consacrèrent le dernier tiers de leur existence à effacer les traces de leur jeunesse impitoyable.
(John D. Rockefeller – Flickr – Ethan Bloch – cc)
Enroulé dans un plaid, John D. Rockefeller, le César du pétrole, montre, sur un cliché d’époque, sa tête de vieil oiseau déplumé. Avec son bon sourire, Andrew Carnegie, roi de l’acier et du rail, a l’allure pateline d’un notaire de province qui vient de marier sa fille aînée. Jay Gould, le « Mephisto de Wall Street » a l’air apaisé d’un homme qui n’a pas encore à redouter l’impôt sur le revenu et plus à pousser au suicide ses rivaux défaits (« Il ne comprend rien au présent, rien au passé, rien à l’avenir mais il comprend tout dès qu’il s’agit d’argent », disait de lui l’une de ses victimes).
(Henry C. Frick – Flickr – jaycross – cc)
Ou encore Henry Frick, le bien nommé, comparse de Carnegie qui l’aida à bâtir son empire sidérurgique par la manipulation boursière, la corruption des élus et le recrutement massif de crève-la-faim, irlandais, chinois et polonais, jetés par la misère sur les rivages américains. « J’ai les moyens, clamait-il, d’acheter la moitié de la classe ouvrière américaine et de lui ordonner de massacrer l’autre moitié » ! Le tableau serait incomplet si l’on omettait d’y ajouter John Pierpont Morgan, le « maréchal de l’industrie ». Sorte de banque centrale à lui tout seul, il irriguait de ses dollars trusts et monopoles car le plus gros avantage de la richesse est de pouvoir accumuler les dettes impunément. Un déroutant bonhomme qui usait de son droit de grâce sur les firmes déficitaires entre deux rendez-vous galants. Ses ennemis attribuaient à sa trogne cramoisie, due à une rarissime maladie de peau, le complexe à l’origine de sa soif de pouvoir. Son nez vermillonné comme une fraise trop mûre lui donne, de fait, un air trompeur de vieux clown aviné.
Reste que comparé au pactole qu’ils amassèrent, tous, en un temps record, même Rupert Murdoch ferait figure de gagne-petit. A trente ans, Rockefeller « pèse » déjà 200 millions de dollars, soit environ 2% du PIB de son pays, et contrôle 90% de l’industrie pétrolière de l’Union (le revenu annuel d’une famille américaine moyenne, est, alors de 500 dollars). En dollars constants, Bill Gates, actuelle première fortune mondiale, aurait occupé péniblement la 31e place dans ce palmarès de la magnificence ou le gros lot allait au plus implacable. « C’est une loi constante de l’histoire humaine que la fortune échoit à un petit nombre d’individus. La majorité des hommes sont, en effet, incapables de s’imposer le sacrifice qui permet d’accumuler des biens. La richesse de la nation est vouée à demeurer entre les mains de quelques élus tandis que la masse subvient à ses besoins par son labeur quotidien », tranche, en 1893, David J. Brewer, juge à la Cour suprême et bon samaritain des bien nantis.
« La richesse concentrée par quelques uns sert bien plus la cause du progrès que lorsqu’elle est émiettée en salaires destinés à faire vivre la multitude », renchérit Carnegie, adepte de la sélection des plus forts qui pensent grand et voient loin ! Buffett et Gates auraient trouvé, à coup sûr, leur niche dans cette Amérique de l’après Guerre de Sécession, où l’on cartellisait à tout va, en brandissant l’arme du lock-out, ancêtre de nos délocalisations. Sans parler de l’empressement toujours actuel à solliciter l’aide financière d’un gouvernement, éperdu de complaisance, sitôt que la conjoncture bat de l’aile. Au sommet de son règne, Morgan siège dans quarante-huit conseils d’administration et Rockefeller préside trente-sept instances de direction. Une toute puissance a priori obscène mais que le néo-libéralisme s’acharne, depuis 30 ans, à réhabiliter : « Les entreprises américaines d’il y a vingt cinq ans ont peu à voir avec les structures impitoyables qui nous entourent, écrit, aujourd’hui, l’économiste Paul Krugman.A l’aune des pratiques contemporaines, elles feraient presque figure de républiques socialistes. Les directeurs généraux y touchaient des salaires négligeables, comparés aux fabuleux packages des rémunérations actuelles. Ils ne donnaient pas non plus la priorité absolue à la performance boursière. Ils estimaient être au service d’un éventail d’acteurs, dont leurs salariés ».
On peut, au choix, considérer les « barons pillards » du XIXe siècle comme des pionniers qui accouchèrent au forceps du capitalisme moderne ou des flibustiers, déjà acharnés à liquider, avec la complicité de l’Etat, ce qui subsistait de concurrence. Seule certitude, la mondialisation avec sa quête du moindre coût et sa soif jamais assouvie de dividendes aurait comblé leur fringale. Après le naufrage de la social-démocratie redistributive, étudier leur ascension c’est comprendre pourquoi le capitalisme, sitôt qu’il est affranchi des « contraintes » étatiques, finit toujours par renouer avec la férocité de ses origines. La comparaison ne s’arrête pas là. Tout comme leurs émules d’Enron et de Worldcom, ces « visionnaires » des temps héroïques, excellaient déjà dans l’escamotage des passifs, les transactions fictives, et les jeux de miroir de la manipulation comptable. Le tout assorti de l’habituelle légende sur leur jeunesse sans le sou. Le pasteur Russell Cornwell, leur plus ardent propagandiste, sera ainsi chargé de répandre, au cours de centaines de conférences, le conte des nababs, partis de rien : « 98% d’entre eux, clamait-il, se sont hissés au sommet à la force du poignet. Je compatis néanmoins avec ceux qui sont restés pauvres même s’ils doivent, d’abord, à leur propre incompétence de n’avoir pas échappé à leur condition ». Une fiction recyclée à satiété pour préserver, jusqu’à aujourd’hui, le moral de la nation. « Ce qui continue à distinguer les Etats-Unis des autres démocraties c’est une répartition des revenus plus statique qu’en Europe et moins de chances d’ascension sociale » corrige l’économiste Alan Krueger.
(John P. Morgan – Flickr – cliff1066 – cc)
Maître du crédit, Pierpont Morgan est ainsi, lui-même, le fils d’un banquier et il a hérité de son géniteur l’horreur de la concurrence « qui, dit-il, crée la banqueroute et lamine les profits » ! Pendant la Guerre de Sécession, cet adolescent prometteur achète à un arsenal, 3,5 dollars pièce, des fusils qu’il revend à un général nordiste 22 dollars chaque ! Contrairement à la légende, Gould et Rockefeller sont, eux-aussi, issus de la bourgeoisie. En âge de combattre, tous échappent au hachoir de la guerre parce que leurs familles leur achètent, pour 300 dollars, un remplaçant dans la dèche, fraichement débarqué sur le territoire américain. « Un homme peut être patriote mais beaucoup d’autres vies ont bien moins de valeur que la tienne » résume, en ouvrant sa bourse, le père de Morgan. La suite de leurs carrières est un cocktail d’astuce, de fourberie et, surtout de promptitude à exploiter dare-dare, à l’instar de Bill Gates, les innovations techniques. Futur propriétaire de l’American Tobacco Company, James Duke terrasse ainsi la concurrence grâce à sa machine à débiter quotidiennement 100.000 cigarettes. L’ancien boucher, Gustavus Swift va régaler l’Amérique de steaks à prix cassés en utilisant les wagons frigorifiques.
(Statue de James Duke – Wikimedia Commons – cc)
Car, en cette fin de XIXe siècle, le rail, l’électricité, le pétrole et le téléphone révolutionnent l’Occident. « Tout dans le monde moderne repose désormais sur le machinisme. Les Etats-Unis domineront la planète parce qu’ils ont le goût de la mécanique et qu’ils peuvent produire le fer et la houille à bon marché » pronostique le journaliste français Paul See dans son pamphlet, Le Péril Américain. Un jour comptable, l’autre télégraphiste, les futurs satrapes, en dépit de leurs origines bourgeoises, débutent tôt dans la vie active. Il est vrai qu’ils méprisent les idées générales, dépourvues d’applications rentables. Jeune courtier à Wall Street, John D. Rockefeller a d’entrée de jeu l’intuition qui assurera, dans le secteur pétrolier, sa suprématie. Plutôt que de s’épuiser en forages coûteux et aléatoires, mieux vaut utiliser comme base opérationnelle, une seule raffinerie pour casser les coûts et laminer la concurrence. Cent après cent, il acculera ainsi ses rivaux à la faillite en concluant des accords avec les compagnies ferroviaires, chargées du transport de l’or noir. Son rival le plus tenace sera mis hors jeu par une série de sabotages….. Il découvrira trop tard que son chef mécanicien s’était laissé acheter par le machiavélique créateur de la Standard Oil.
(Andrew Carnegie – Flickr – cliff1066 – cc)
Carnegie, lui, a tout juste vingt ans lorsqu’il fait la découverte de sa vie. Il investit ses premiers 500 dollars, péniblement gagnés comme employé au télégraphe, dans le capital de la Pennsylvania Railroad, une compagnie ferroviaire en pleine expansion. « Aussi longtemps que je vivrai, avouera-t-il plus tard, je me souviendrai de mes premiers dix dollars de dividendes. Je contemplais longuement le chèque que, pour la première fois, je n’avais pas gagné à la sueur de mon front ». Son slogan ? « L’intelligence, plus l’énergie, plus l’enthousiasme, plus le don d’anticipation engendrent les bénéfices ». Ajoutons-y sa promptitude à réaliser ses actifs dans un secteur en voie de saturation pour les réinvestir aussitôt dans un créneau plus riche en opportunités. Ainsi, après avoir extrait ses premiers 100.000 dollars de la construction de ponts métalliques, l’Ecossais va se consacrer corps et âme au coulage de l’acier. Un tyran déroutant qui mêle à ses calculs des bouffées d’illuminisme biblique. Pacifiste proclamé, il juge néanmoins que « des grévistes qui se liguent pour menacer le droit de propriété doivent être abattus comme des chiens enragés » ! Multirécidiviste de la manipulation boursière, il estime pourtant que « de toutes les idolâtries, celle de l’argent est la plus redoutable ». Est-ce le même homme qui dénonce, lors d’un voyage en Grande-Bretagne, « les conditions scandaleuses d’existence du prolétariat anglais » et qui prétend, chez lui, indexer la pitance de ses manœuvres sur les fluctuation des cours de l’acier. Raflant mines, fonderies et hauts fourneaux, il vise, comme Rockefeller pour le pétrole, à exercer son hégémonie sur la totalité du processus. De l’extraction minière à la fabrication de rails ou de plaques de blindage pour les cuirassés de l’US Navy.
Payés aux pièces, ses ouvriers de l’aciérie de Homestead débrayent lorsqu’il prétend réduire leurs bonifications à mesure que grimpe leur productivité. Payés 12 dollars par semaine, ils travaillent 12 heures par jour, sept jours sur sept et bénéficient de deux jours de vacances par an (pour Noël et la fête nationale!). Les accidents du travail dans l’industrie américaine font alors 20.000 morts par an ! « Vous m’appellerez Maître Carnegie car je suis tellement riche que vous m’appartenez corps et âme », dit une complainte de l’époque. Dans cette foire d’empoigne pas encore mondialisée, Carnegie ampute ainsi, sans préavis, leurs salaires hebdomadaires de deux dollars. Son coup de force aboutit à un bain de sang. Expulsés de l’aciérie par les gros bras de l’agence Pinkerton, les grévistes s’emparent de la ville voisine d’Allegheny. L’épisode divise l’Amérique. Selon qu’elle encaisse ses rentes ou vit de son travail, elle promeut l’Ecossais « défenseur de l’ordre » ou « vampire, suceur de sang ». L’affaire se solde par une vingtaine de morts, l’intervention de l’armée et la découverte par ce monarque absolu qu’il serait temps de soigner un peu plus sa popularité.
Moins soucieux de plaire, Jay Gould est, lui, l’exemple achevé de spéculateur, sujet aux fulgurances. Un as de l’intox, du coup boursier et du pot de vin. Son duel avec Cornelius Vanderbilt pour s’assurer le contrôle de la compagnie ferroviaire Erie Railroad, établit sa réputation. Illusionniste hors pair, Gould émet plusieurs dizaines de milliers de fausses actions à son nom grâce à la complicité des élus de l’Etat de New-York qui se partagent une enveloppe d’un million de dollars. Trop lent à réagir, Vanderbilt crie grâce. « Gould est capable de faire surgir des capitaux à partir de rien et de s’assurer le contrôle d’une firme en trompant son monde sur sa puissance réelle grâce à ses talents de prestidigitateur », écrit son biographe, Edward J.Renehan. Maître de l’Erie, il étend alors son réseau vers l’ouest. Passée dans la légende, cette « bataille du rail » entre l’Union Pacific et la Central Pacific pour joindre les deux rives de la jeune république, assurera, outre celle de Gould, la fortune de nombreux élus. Les deux compagnies emprunteront les tracés les plus tortueux afin d’arracher le maximum de subventions aux villes qu’elles traversent. Elles annexeront au passage 3 millions d’hectares. « Les terres vierges ont disparu. Le moindre demi-hectare de sol cultivable appartient aux compagnies ou aux intérêts privés », se désole Hamlin Garland, un ouvrier de Boston, parti vers l’ouest pour faire fortune.
Une banque écran sera même créée pour ventiler vers diverses poches les 94 millions d’aide gouvernementale soit environ le double du coût réel de la construction de la transcontinentale. Afin d’éviter une éventuelle enquête, on arrosera une nouvelle fois les élus du Congrès et jusqu’au vice-président Schuyler Colfax. 24.000 Chinois et Irlandais s’échineront, pendant quatre ans, à frayer un passage au cheval de fer pour un salaire quotidien de deux dollars. Au total, l’épopée ferroviaire se soldera par le plus gigantesque détournement de fonds de l’histoire américaine et une enquête vite enterrée par les autorités fédérales. En 1900, 1% des Américains détiennent ainsi 45% de la richesse nationale et 19 des 22 plus grosses fortunes de l’Union sont nées du rail. « Aujourd’hui, la combinaison de l’électronique, de l’informatique, du divertissement et de la télécommunication engendre un phénomène comparable. Les monopoles prospèrent et les fortunes se concentrent dans des proportions jamais vues depuis le temps de Vanderbilt », résume l’économiste Bradford Delong.
On voudrait croire que leurs intarissables dividendes furent tout de suite réinvestis au bénéfice de la collectivité suivant la « théorie de la cascade », chère aux idéologues néo-libéraux. En fait, les barons alimentent dès qu’ils le peuvent la chronique mondaine en s’efforçant d’imiter l’aristocratie européenne. En 1883, Ava Vanderbilt, l’épouse du vaincu de la guerre du rail, organise à New-York, pour se remonter le moral, un bal costumé. Elle y apparaît déguisée en ampoule électrique et Vanderbilt, lui-même, en Duc de Guise. « Parmi les invités, écrit un chroniqueur, on dénombre pas moins d’une dizaine de Louis XVI et huit Marie-Antoinette, en plus d’un assortiment de Walkyries et de chefs indiens. Seul le président Grant, l’invité d’honneur, n’a pas jugé bon de se travestir ». Le bon peuple, lui, contemple avec un mélange d’envie et de répulsion ces potentats, pas encore philanthropes, qui achètent sur catalogue castels en Europe et marient leurs filles avec des ducs anglais. Surtout, il s’interroge sur cette nouvelle noblesse, née de l’industrialisation à marche forcée, qui a concentré, en à peine 20 ans, l’essentiel de la richesse de l’Union. De 1897 à 1903, le nombre des holdings passe brutalement de douze à trois cents cinq. Les trusts de Rockefeller et Morgan contrôlent, à eux seuls, pas moins de 112 compagnies. Les deux tiers des 3,5 millions de kilomètres de réseau ferroviaire, sont dirigés par sept groupes que Morgan s’empresse de fédérer. Avec ses 170.000 tâcherons, ses 78 hauts-fourneaux, ses 150 aciéries et sa flotte de 112 navires, l’US Steel Corporation, ex-Carnegie Steel and Co, produit les trois cinquièmes de l’acier américain. En fait, par le jeu des échanges d’actions et de l’interpénétration des conseils d’administration, la Morgan Trust s’empare des cinq principales banques nationales, en plus de la General Electric et de l’American Telephone and Telegraph.
La voracité d’une poignée de carnassiers mine ainsi l’évangile de la richesse pour tous, arc-boutant du rêve américain. Exclue du banquet, la classe moyenne, principale dépositaire de l’idéal méritocratique, grogne devant cet étalage de dividendes. Surnommé le « dompteur des trusts », son grand homme, le républicain progressiste, Théodore Roosevelt va faire adopter une série de lois réprimant les ententes illicites et imposant au Congrès la création d’un « Bureau des corporations », chargé d’enrayer le pouvoir des cartels. Morgan, lui-même, fait pression sur le patronat pour qu’il accepte le principe d’un impôt sur le revenu et d’un arbitrage de l’Etat en cas de conflit social. Carnegie paraît pareillement soucieux de laisser à la postérité un bon souvenir depuis qu’il a vendu, pour 480 millions de dollars, ses aciéries à Morgan. La transaction s’est faite lors d’un dîner. Le Mephisto de l’acier a inscrit sur un bout de papier le montant qui fait de lui l’homme le plus riche du monde. Le lendemain, l’humoriste Mark Twain sollicite son bon cœur : « Ca a plutôt l’air, lui écrit-il, de marcher pour vous. Pourriez-vous, en conséquence, m’octroyer un prêt de un dollar pour m’aider à acheter un recueil de cantiques ? Dieu vous le rendra au centuple ». « Les jours de la ploutocratie sont comptés. Je vais maintenant m’appliquer exclusivement à faire le bien autour de moi », lui répond son correspondant qui tiendra parole. Fondations pour la paix, le développement des sciences ou l’attribution de pensions « aux veuves des héros qui ont sauvé des vies humaines». Ses largesses prolifèrent et l’ex-despote va distribuer par brassées un bon tiers de son pactole. En plus de centaines de dons à des anonymes sans le sou ( y compris, une pauvresse, égarée dans son palais, qui a la bonne fortune de ressembler à sa mère! ), il subventionne la construction du Carnegie Hall de New York et de l’université Carnegie de Pittsburgh. Sa grande passion est, désormais, la promotion de la paix entre les nations. Il espère l’activer en subventionnant la promotion d’un esperanto « simplifié », inspiré de l’anglais, qui terrasserait, promet-il, la démagogie belliciste. Il crée au total une quinzaine de fondations et ne possède plus à sa mort un seul dollar en propre. Un jaloux prétend même qu’il aurait volontiers donné des millions à la Grèce « si celle-ci avait rebaptisé le Parthénon Carnegopolis ». Après sa mort, en 1919, La lecture de son testament traduit, en tous cas, son désir de se réconcilier dans l’au-delà avec les « partageux » qu’il avait poursuivi, jadis, de sa hargne, « car, conclut-il, celui qui meurt riche, disparaît dans la disgrâce ». Le syndicaliste Thomas Burt et le socialiste anglais, John Elliott Burns, y sont même gratifiés d’une rente annuelle de 5000 dollars!
Carnegie donne le ton. Enfin repus, les racketteurs de la chevauchée industrielle vont rivaliser de générosité. Comme s’ils voulaient démontrer que l’on peut singer le bon dieu après avoir longtemps flirté avec le diable. Claquemuré dans son palais new-yorkais, Pierpont-Morgan finance la construction du Musée américain d’histoire naturelle du Metropolitan Museum of Art. Entre autres bienfaits, Rockefeller rachète systématiquement pour les musées du nouveau monde les œuvres de peintres européens. Un siècle plus tard, le « charity business» continue d’autant mieux à prospérer que la richesse est plus que jamais concentrée entre quelques mains. En cumulant leurs avoirs, les sept milliardaires les plus riches de la planète pourraient, aujourd’hui, fournir le minimum vital au quart le plus démuni de l’humanité. Evaluée à 218 milliards de dollars, leurs fortunes combinées équivaut au total des PNB des 48 nations les moins développées. La tendance à un nivellement des conditions, trait dominant de l’après-guerre, n’a pas résisté aux assauts conjugués de la mondialisation, de la révolution technologique et de l’extinction, pour cause de banqueroute, du défi du bloc soviétique. En dépit de la montée en puissance de l’Asie, la toute puissance de Wall Street continue à garantir la surreprésentation des Etats-Unis dans le club des bien fortunés. « La tendance est à la polarisation des résultats économiques », euphémise James Spath, auteur d’un rapport de l’ONU sur l’aggravation des disparités. Ainsi la fourchette des revenus dans l’Angleterre blairiste est aussi large qu’en 1886 ! De plus les pronostics sur l’extinction inéluctable des vieilles dynasties au bénéfice d’une technostructure de managers se sont révélés pour le moins prématurés. Six petits enfants de William Randolph Hearst, le Pape de la presse, pèsent encore 5,7 milliards de dollars. Avec 50% du marché du chewing-gum aux Etats-Unis, William Wrigley, troisième du nom, accuse 3,1 milliards de dollars….
Avec son air lunaire et son humilité feinte, Bill Gates n’a, en apparence, plus grand chose de commun avec les condottieri de l’épopée industrielle. Outre leur passion partagée du monopole, il peut néanmoins, comme eux, jouir du privilège rare de se retrancher du monde tout en envahissant la vie de ses contemporains. D’ailleurs, « la lutte des des classes a repris aux Etats-Unis et ce sont les gens dans mon genre qui sont en train de la gagner », avertissait Buffet, le magnifique, du temps où son magot lui pesait encore sur la conscience.
Le genre de provoc’ que Carnegie, même au sommet de sa magnificence, n’aurait pas osé proférer….