Le nouveau monde des classes moyennes | Le Monde

Le Monde | 27 mars 2013

En stagnation ou en déclin en Occident, les classes moyennes émergent dans les pays en développement. Des consommateurs tout neufs qui font rêver les entreprises

Globalement, le monde s’enrichit, et ce phénomène s’exprime dans un surgissement des classes moyennes dans les pays en développement. Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le nombre des personnes disposant d’un revenu de 10 à 100 dollars par jour dans la zone Asie-Pacifique passera de 525 millions en 2009, à 1 740 en 2020 et à 3 228 en 2030. Dans le même laps de temps, les classes moyennes européennes sont promises à la stagnation avec 664, 703 et 680 millions respectivement et les américaines, au déclin, avec 338, 333 et 322 millions.

Qu’est-ce que les classes moyennes ? Les définitions sont innombrables. On a vu que le PNUD se fonde sur un revenu quotidien de 10 à 100 dollars. La Banque mondiale a tendance à considérer comme appartenant aux classes moyennes les  » non-pauvres « , c’est-à-dire les personnes disposant de 2 dollars par jour. Mais aux Etats-Unis, la pauvreté va jusqu’à 12 dollars… Même en ajustant ces chiffres de la parité en pouvoir d’achat, la définition par le revenu pèche par son imprécision et par les aléas des statistiques officielles.

Il faut donc apprécier aussi les classes moyennes à partir de leurs comportements. Disposant de revenus qui leur permettent de ne plus se contenter du strict minimum, elles éduquent leurs enfants. Ainsi, toujours selon le PNUD, on dénombrait 12 % de plus de 15 ans sans aucune formation dans le monde en 2010 ; il n’y en aura plus que 3 % en 2050, et le pourcentage des diplômés du secondaire et du supérieur bondira de 44 % à 64 %.

Formées et urbaines, ces populations voient les femmes se marier plus tard, s’émanciper et travailler, ce qui a pour conséquence d’enclencher une transition démographique et une chute du taux de fertilité. Philippe Fargues, directeur du Centre des politiques migratoires de l’Institut universitaire européen de Florence, estime que, dans la région Maghreb-Moyen-Orient, ce taux est tombé  » de 7 enfants par femme en 1960 à 2,9 en 2008 « .

Avec des revenus croissants à partager entre moins de têtes, la famille appartenant aux classes moyennes modifie sa consommation. Hassen Zargouni, directeur du cabinet tunisien Sigma Conseil, fixe à 400 dollars par mois, soit 13 dollars par jour, le revenu qui signe la classe moyenne en Afrique du Nord, car  » c’est à partir de ce chiffre qu’on ose franchir le seuil des grandes surfaces « , dit-il.

Et quand on entre dans un supermarché à Shanghaï, au Caire ou à Quito, on se met à acheter des produits jugés trop onéreux jusque-là (vin, chocolat, lait). On consomme plus de viande, plus d’électroménager et plus de services, tels les transports, ce qui – soit dit en passant – contribue à des émissions massives de gaz à effet de serre.

Ces perspectives font rêver entreprises et bureaux d’études. Par exemple, le cabinet McKinsey a calculé que les pays émergents représenteraient d’ici à 2025 une consommation annuelle de 30 000 milliards de dollars (23 300 milliards d’euros). C’est peut-être le secteur automobile qui a analysé le mieux ce que pourrait lui apporter ces classes moyennes bourgeonnantes, parce que l’achat d’un véhicule individuel suppose un certain niveau de richesse. C’est pour elles que l’indien Tata a inventé sa voiture  » la moins chère du monde « , à moins de 2 000 dollars (1 500 euros), la Nano.

Renault estime que le seuil de revenu par mois et par ménage qui déclenche l’achat d’un véhicule est de 500 dollars en Inde, de 1 000 dollars au Brésil et de 1 300 dollars en Russie. 18 % des ménages indiens, 30 % des brésiliens et 50 % des russes sont dans ce cas.

Les conséquences de ce bouleversement ne sont pas seulement matérielles. Le psychologue américain Abraham Harold Maslow (1908-1970) avait décrit qu’une fois les besoins de survie (faim, soif) satisfaits, les individus élèvent leurs exigences (logement, sécurité), avant de se tourner vers les besoins sociaux, les besoins psychologiques et, pour finir, les besoins d’auto-accomplissement.

On peut appliquer cette grille d’analyse aux classes moyennes parvenues au point de réclamer  » des réformes politiques et institutionnelles leur permettant une plus grande participation, tant politique qu’économique « , estime Yves Zlotowski, directeur de la recherche économique de l’assureur Coface. Selon lui, les  » printemps arabes  » contre les prédations des pouvoirs, les manifestations anti-Poutine, les spectaculaires protestations en Inde contre le viol, les mobilisations sur les réseaux sociaux chinois contre la pollution ou la corruption sont l’expression des insatisfactions de ces nouvelles classes.

D’où, estime Yves Zlotowski, une montée des risques politiques dans les pays  » où elles ont les moyens de se faire entendre et lorsque l’absence de démocratie empêche les pouvoirs de gérer leurs nouvelles exigences ou fait privilégier les classes déjà établies comme en Tunisie « . Selon ses calculs, le pays le plus exposé à des secousses politico-sociales dues à la frustration de ses classes moyennes est l’Iran.

Alain Faujas