Comment les marques pistent les hyper-riches | Nouvel Observateur

Comment les marques pistent les hyper-riches

Créé le 27-12-2012 à 13h15 – Mis à jour le 30-12-2012 à 07h59

Produits exclusifs, matières rares, service personnalisé  : les griffes de luxe rivalisent d’ingéniosité pour repérer et servir les ultra-fortunés.

Boutiques Louis Vuitton et Dior à Macau en Chine. (Paul Brown/Sipa)

Boutiques Louis Vuitton et Dior à Macau en Chine. (Paul Brown/Sipa)

 

C’est un « bar à sacs », un bag bar, dessiné par un architecte en vue, Jun Aoki, au premier étage de la maison Louis Vuitton, sur New Bond Street, à Londres. Ce soir-là, il n’est ouvert qu’à une petite poignée de privilégiées. Assises à un comptoir devant de grands vins millésimés, ces clientes richissimes vont assister à un défilé de sacs unique au monde. Python, lézard, croco, alligator… Comme des grandes bouteilles, ils sont alignés dans des niches qui coulissent en une lente chorégraphie. Bienvenue dans le monde des « HNWI » (high net worth individuals), ces super-riches dotés d’au moins 1 million de dollars d’argent de poche. Ou dans celui, plus intime encore, des « UHNWI » (ultra high net worth individuals), dont le pouvoir d’achat courant est au bas mot de… 30 millions de dollars. Les premiers seraient 12 millions sur la planète, et les seconds, 187 000. Les deux catégories poussent comme des champignons en Chine, au Brésil, en Russie et en Inde.

A l’heure où, en France, il n’est question que de grande pauvreté et de RSA, ces fortunes démesurées choquent. Les grandes maisons de luxe, elles, y voient une clientèle qu’aucun prix n’arrête. Capable de laisser sans ciller plus de 1 million de dollars chez Tiffany pour un bijou. Ou de faire en deux heures le chiffre d’affaires annuel de la boutique Fendi de Saint-Tropez, en achetant quatre manteaux de fourrure. C’est pour eux qu’Hennessy a conçu sa série limitée de mathusalems X.O (flacons de 6 litres, dessinés par Arik Levy, tirés à 100 exemplaires ; 20 000 euros le col). Pour eux qu’Hermès a imaginé son Kelly en croco incrusté de diamants – 115 000 euros -, qui fait un malheur. Ou que Vertu, microentreprise sortie de la galaxie Nokia, existe et prospère en écoulant des portables oscillant autour de 10 000 euros.

Pièces uniques, séries limitées, objets personnalisés, faits main avec des matières rares : les HNWI veulent le nec plus ultra pour sigler leur supériorité. Malgré sa réputation de luxe, le maroquinier Louis Vuitton ne l’était plus assez pour cette clientèle avide d’exclusivité. Pour conjurer le risque de banalisation dû au succès de ses toiles monogrammées, la pépite du groupe LVMH met le turbo sur l’hyper-luxe, en ajoutant de la « haute maroquinerie » à son édifice déjà très lucratif. La tendance est générale. Partout les marques parlent de monter en gamme, ce qu’elles désignent du vilain mot de « premiumisation ».

[DIMANCHE]Comment les marques pistent les hyper-riches
A Shanghai lors de l’exposition universelle. (Witt/Sipa)

Sidney Toledano, patron de Dior, est convaincu de retrouver avec cette clientèle l’esprit de la haute couture. Problème : comment dénicher ces clients en or ? Une multitude de sociétés de conseil se proposent de les guider dans les nouveaux eldorados russe, chinois ou kazakh. Parmi elles, les classiques McKinsey, BCG ou Capgemini, mais aussi, proches du terrain, des consultants comme Hurun, société installée en Chine, capable de dépêcher une centaine de limiers pour pister les milliardaires ou jauger leur degré d’implication dans des oeuvres caritatives…

Géolocaliser les milliardaires

La Chine est un marché complexe : « Là-bas, le monde des riches est opaque, difficile à pénétrer en raison d’un vieux courant confucianiste, hostile au « show of », souvent aussi en raison de l’origine douteuse de leur fortune », explique Alexis Seeker, un homme d’affaires installé à Shanghai. Fini donc le marketing passif, l’ouverture d’une boutique en centre-ville, en espérant que le client pousse la porte. Voici venu le temps des techniques plus sophistiquées, comme la géolocalisation.

Géographe, Guillaume Giroir a eu ainsi l’idée d’une approche par l’habitat, en étudiant les gated communities, ces communautés résidentielles fermées, sécurisées, dans des lotissements haut de gamme. Cette géolocalisation des résidences dorées de la Chine rouge permet une segmentation fine des futurs clients, selon la valeur de leur villa. « Ce géomarketing donne un aperçu de l’imaginaire des riches, de leurs goûts esthétiques, de leurs pratiques récréatives et de leurs modes de sociabilité, que l’on peut connecter avec une offre spécifique », explique Giroir. Dis-moi où tu résides… et je saurai quoi te vendre !

[DIMANCHE]Comment les marques pistent les hyper-riches
Le téléphone « Vertu signature cobra » de Boucheron vendu à Shanghai 338 625 dollars (257 000 euros). (Sipa)

Les marques ont aussi leurs propres « détectives ». Voyez Vadim Grigorian. Pour affiner sa connaissance des HNWI, ce jeune quadra polyglotte et branché sillonne le monde en permanence, au service de Pernod Ricard, dont il est directeur du luxe et de la créativité. Ses munitions ? Non pas le pastis du peuple, mais les marques « ultra-premium » de vins et spiritueux : les Martell, Royal Salute et autres Perrier- Jouët.

Ce n’est évidemment pas tout à fait un groupe homogène, explique Grigorian à propos de son terrain d’enquête. Mais c’est le même continent de privilèges, où les très riches – qu’ils soient brésiliens, chinois ou russes – ont plus de points communs entre eux… qu’avec leurs concitoyens respectifs. »

Comme Jonathan Siboni, dont la société de conseil, Luxurynsight, aide les marques à mieux appréhender cette clientèle de riches Asiatiques, Grigorian a détecté quelques invariants : « L’absence de distinction entre vie privée et vie professionnelle (yachts, résidences secondaires, jets sont tous connectés en permanence au monde des affaires), l’importance de leur famille – « forteresse émotionnelle » – et le repli progressif autour d’un petit noyau de gens hyper -riches comme eux…  »

Ces deux têtes chercheuses connaissent les lieux qu’ils fréquentent, les sports qu’ils apprécient, les people qui comptent dans chaque zone, artistes, designers, stars de cinéma… In fine, le scan servira à aider les responsables des marques à organiser ou à sponsoriser des événements : yachting, golf, festival de cinéma, etc. Car, dans cette atmosphère raréfiée, la pub classique cède la place à l’événementiel.

Entre exhibition et discrétion

Difficiles à détecter aujourd’hui, les très riches le seront encore plus demain, pronostique Vadim Grigorian. Car « ils se cachent ». Christian Blanckaert, qui a parcouru le monde lorsqu’il dirigeait la maison Hermès, évoque à ce propos l’époque où les milliardaires brésiliens venaient se poser en hélicoptère sur le toit du building Daslu de São Paulo, non loin des favelas, pour assouvir leur fringale de marques occidentales. Chez les HNWI, le désir d’exhiber les signes de réussite le dispute à l’obsession du secret.

C’est là qu’il faut ruser, trouver des biais pour établir le contact. Vadim Grigorian passe par les « connecteurs », « des gens qui ont réussi à gagner leur confiance. Cela va du coiffeur au chauffeur, en passant par le conseiller fiscal ». Une fois ferrés, il ne faut plus les lâcher. Les grandes maisons de luxe déploient ainsi des trésors d’énergie pour se rappeler régulièrement à leur bon souvenir.

[DIMANCHE]Comment les marques pistent les hyper-riches
Défilé Dior à Shanghai en avril 2012. (Ren Long/Landov/Maxppp)

Dior multiplie les trunk shows, ces défilés pour happy few où sont présentées les nouvelles collections, avant même qu’elles ne soient en boutique. « On en fait une centaine par an », dit Sidney Toledano, et dans tous les lieux chics de la planète. A quoi s’ajoutent les replays, qui, comme leur nom l’indique, « repassent » le défilé parisien à l’autre bout du monde, pour les meilleures clientes qui n’ont pu y assister.

Le clou : le défilé haute couture organisé à Shanghai lors de l’Exposition universelle. Le groupe avait privatisé le Bund, reconstituant presque à l’identique les salons de l’avenue Montaigne. « Un mélange de Hollywood et de Festival de Cannes, couvert par toute la presse asiatique », se souvient le journaliste Guillaume Durand, qui a filmé l’événement pour un portrait de Bernard Arnault.

Rien n’est en tout cas trop beau pour cette clientèle ultra-sollicitée, aux goûts de plus en plus sophistiqués.

Les marques qui pensent encore qu’on peut la conquérir avec du bling ont tout faux », estime le consultant Jonathan Siboni.

Fini le temps des Russes déversant des litres de champagne dans leurs piscines. Aujourd’hui, pour marquer leur supériorité sociale, les UHNWI veulent un « plus ». Culturel. Logique, « à force de consommer quelque chose, vous en devenez expert, observe Grigorian. C’est vrai pour le champagne comme pour le vin, la joaillerie ou la haute couture. » Convaincu que ceux dont la richesse a été acquise ont plus le sens de la qualité que ceux à qui on l’a transmise, Sidney Toledano a donc ajusté le tir : les vendeuses de Dior sont formées et reformées pour pouvoir répondre aux questions les plus pointues. Sur chaque produit (matière, fabrication…), mais aussi sur l’histoire de Dior, son ADN, ses brodeuses…

Un supplément d’âme culturel

Même démarche chez Hermès ou Chanel, bien sûr, qui ont intégré cette nouvelle obsession culturelle. « Les clients très haut de gamme veulent de l’authenticité, assure Vadim Grigorian, y compris lorsqu’ils dégustent un verre de cognac. » Une manière de dire que ces extraterrestres n’achètent pas seulement une montre Audemars Piguet, mais un produit sorti de la plus ancienne manufacture horlogère qui soit encore détenue par la famille de ses fondateurs.

[DIMANCHE]Comment les marques pistent les hyper-riches
Exposition « Art Mobile » de Chanel à Hong Kong. (Song/Sipa)

La meilleure façon de leur plaire ? Rappeler l’ancienneté du fabricant, son histoire, sa généalogie. Les nouveaux riches se sentiront toujours valorisés par un produit fabriqué de manière artisanale, et tant pis si c’est à l’industrie lourde ou aux petites mains chinoises qu’ils doivent leur fortune.

Le prix ? Peu importe, si le produit répond à tous ces critères. Service en plus. Avec ses téléphones mobiles à prix d’or, Massimiliano Pogliani, directeur du marketing de Vertu, propose ainsi un service de conciergerie capable de tout – y compris de l’impossible – comme trouver le soir même une table chez Ducasse, quand le commun des mortels doit montrer patte blanche longtemps à l’avance.

Tout tout de suite et avec qui je veux »

Partout où ils se déplacent, les milliardaires veulent aussi des anges gardiens qui leur facilitent la vie. Le nec plus ultra : cette vendeuse polyglotte qui les a servis dans la boutique Dior ou Vuitton de Shanghai ou de Singapour. Connaissant parfaitement leurs goûts, elle les accompagnera tout au long de leur périple à Paris, Londres ou Munich, pour les assister et les conseiller.  » Ils veulent de l’exceptionnel ? Ils sont servis de manière exceptionnelle », renchérit Toledano, dont les boutiques Dior ont des « VIP rooms » et même des « super-VIP rooms ». Les petites mains des grandes maisons se sont donc remises à prendre l’avion, pour ajuster une robe ou livrer un colis précieux à l’autre bout du monde. Au royaume de l’hyper-luxe, les désirs sont des ordres.

Jean-Gabriel Fredet et Nicole Penicaut

Article original sur le site du Nouvel Observateur : Comment les marques pistent les hyper-riches