Témoignage de Francis Bois, du Syndicat des chômeurs et de l’association Partage
Octobre 1981 : à cette époque, j’étais sans emploi depuis quatre ans. Mon doctorat en sociologie ne m’avait ouvert aucune porte, dans une période encore proche des événements de mai 1968 : les employeurs avaient oublié leur coutume de donner volontiers leur chance aux jeunes et, désormais, ils ne verraient en eux que trublions en puissance ou contestataires congénitaux. On n’embauche, même à l’essai, qu’en cas d’extrême nécessité. Cette période était aussi très marquée par la politique giscardienne : avec le prétexte de la crise économique, on avait drastiquement réduit le financement du recrutement de nouveaux chercheurs, surtout en sciences humaines, jugées en France potentiellement subversives en raison de l’influence alors profonde du marxisme dans les milieux universitaires français.
Après des années de recherches vaines, d’échecs à des concours administratifs, un manuscrit non publié, je tentai ma chance avec la presse. Très régulièrement, je rédigeais des articles de quelques feuillets dont certains furent publiés, dans Le Monde et dans L’Équipe. Les revenus procurés par ces piges étaient cependant très insuffisants pour me faire vivre, et même pour survivre: c’est grâce au soutien de ma famille que je n’ai pas sombré. Mes parents, devenus pré-retraités, donc eux aussi touchés par le chômage, mais sans obligation de rechercher un nouvel emploi, s’étaient retirés dans leur maison de campagne près de Bagnols-sur-Cèze et m’avaient laissé leur appartement à Malakoff. Ils avaient définitivement acquis un statut de retraités bien considérés, tandis que les chômeurs, comme je l’étais à l’époque, tenus de rechercher du travail, demeuraient mal considérés jusqu’à leur embauche éventuelle. Parmi mes articles, rédigés à la manière de chroniques toujours en rapport avec l’actualité, quelques-uns étaient d’ailleurs consacrés au chômage, non parce qu’il s’agissait de mon domaine de prédilection, mais en raison même de ma situation sociale d’alors dont je faisais la difficile expérience, dans l’isolement social le plus complet.
Le 10 octobre me tomba sous les yeux l’appel lancé par Maurice Pagat pour la création d’un syndicat de chômeurs, paru dans le Monde dimanche. Je fis la connaissance de ce personnage hors du commun, mais qui s’était récemment retrouvé dans une situation encore pire que la mienne. Je choisis de m’investir dans cette initiative à hauts risques mais que je considérais paradoxalement comme une de mes dernières chances de salut. Dans une pareille organisation en voie de constitution, sans doute pourrais-je jouer un rôle, développer mon capital social et, d’une façon ou d’une autre, trouver enfin un emploi, au sein même de cette association nouvelle, ou à l’extérieur,
L’association perdura, se développa, donna naissance à d’autres dont «Partage », parce qu’un nombre suffisants de chômeurs frappèrent à la porte dans un but analogue au mien, s’investissant quelque temps, puis le plus souvent disparaissant, ayant retrouvé du travail, pris leur retraite, ou disparu Dieu sait où. Elle résista à l’usure aussi parce que Maurice Pagat y trouvait son intérêt personnel: jouer un nouveau rôle social, lutter contre l’injustice faite aux chômeurs victimes des aléas de la recherche d’emploi et de discriminations diverses, par l’âge, le sexe, l’origine ethnique, les relations personnelles, et, peut-être, s’en servir lui-même de tremplin pour une éventuelle nomination à un poste politique.
Toutefois, ce nouveau «syndicat» végéta longtemps et si, avec d’autres, il me sortit de la solitude, je restais toujours aussi désargenté. Je m’étais mis à la recherche d’un mode de vie adapté à mes ressources et je m’y accoutumais. Comment vivre le mieux possible avec très peu d’argent? C’est le type de question essentielle aux personnes démunies mais ignorée des syndicats …
Celle du logement est vitale. À cette époque, elle était réglée pour moi par mes parents qui continuaient à payer le loyer de leur appartement en région parisienne. Par la suite, j’obtins de l’association Partage un petit salaire: ce fut alors moi qui le réglais, à partir de 1985 jusqu’en 2008, sans pouvoir obtenir le transfert du contrat à mon nom. À partir de 2009, on m’obligea à déménager dans un petit studio dont je devins enfin locataire en titre. Dans tous les cas, j’ai réussi à honorer le loyer sans retard, ainsi que les charges : c’était l’essentiel.
Pour le reste, ma vie durant et jusqu’à ce jour, je me suis passé du superflu. Depuis l’âge de vingt-quatre ans, en 1974, je n’ai plus pris de vacances ni accompli aucun voyage à l’étranger : c’est une des choses qui m’ont le plus coûté, à moi qui suis diplômé en ethnologie. Je n’ai jamais possédé de voiture, je n’ai d’ailleurs pas passé un permis de conduire trop onéreux pour moi et dont je n’aurais pas besoin. Je n’ai pas fondé de foyer: quelle femme aurait accepté de telles conditions?
Toute ma vie, je n’aurais donc joui que de ce qui coûte peu : les livres, gratuits dans les bibliothèques, ou en collection de poche, chefs-d’œuvre tombés dans le domaine public vendus dix francs, etc., ainsi que ceux de la bibliothèque que l’association tenait de Maurice Pagat et qu’elle enrichira notamment grâce aux services de presse nécessaires à sa revue, à ma disposition dans un ancien couvent en Dordogne donné à l’association : vingt-trois mille volumes à l’heure actuelle. J’ai profité aussi de la télévision, invention dont l’usage est peu onéreux : un ancien poste laissé par mes parents, un nouveau que j’ai pu acheter grâce aux économies que je parvenais néanmoins à réaliser sur le SMIC que je gagnais, celui de l’ancien couvent. Les murs de celui-ci avaient été ornés par mes soins de reproductions de chefsd’œuvre de la peinture encadrées par un atelier de femmes en insertion : un ensemble de près de quatre cents œuvres, unique au monde, et dont je jouissais plus qu’un autre en raison de ma fréquente présence dans ces lieux, surtout dans les années 2000.
Pour l’habillement, j’ai dépensé un minimum, pour les sousvêtements principalement. Dans les années 1980 et 1990, une bonne partie de ma garde-robe m’a été fournie par un prêtre en paroisse qui réceptionnait de temps à autre des colis de vêtements en bon état, parfois coûteux, et qui, en raison de mes mérites dans l’association, me passait ceux qui me convenaient par priorité.
Reste l’alimentation. Souvent, j’ai été invité au restaurant par Maurice Pagat, quand il réussit à obtenir sa retraite, en échange de mon labeur et de menus services personnels : courses, etc. Fréquemment, j’ai déjeuné à la maison des chômeurs de Saint-Ouen, par obligation professionnelle : les repas y étaient offerts. Pour le reste, j’avais constaté que la nourriture était un des postes de dépense les plus faciles à réduire sans négliger pour autant ou déséquilibrer son alimentation. Le foie de génisse, équivalent du foie de veau, est pourtant vendu très peu cher simplement parce qu’il est peu demandé ; le pâté de foie, les côte de porc ne sont pas chers, ni certains poissons, les œuts, le riz, les pâtes, les fruits communs, le lait. C’est au débût des années 1980 que j’ai élaboré une recette de gâteau de semoule à l’orange, mets délicieux que je continue de servir à l’occasion quand j’ai assez de monde à table. De plus, les supermarchés proposent souvent des produits en promotion, ou à consommer dans un délai bref : aussi savoureux que les autres, on peut, en en faisant le choix, dîner aussi bien que n’importe qui de bien plus aisé, en dépensant deux fois moins. Il faut seulement veiller à la date de preemption ! Les dépenses alimentaires peuvent donc, sans problème, être très contraintes. Je ne parle pas du chauffage : comme le suggérait une publicité des années 1970, enfiler deux pull-overs l’un sur l’autre permet des économies de fuel appréciables.
De la sorte, en profitant au mieux de ce qui est bon marché et pleinement de ce qui est offert, on peut s’aménager une vie de pauvre à faire pâlir d’envie certains riches mauvais gestionnaires. Ou, plus souvent, de simples travailleurs qui s’endettent déraisonnablement sans que les syndicats s’en émeuvent ou tentent de les conseiller : ce n’est pas leur boulot, ce serait plutôt leur justification d’agir pour réclamer des salaires toujours plus élevés qui plombent ensuite les comptes de résultat ainsi que le Trésor public quand il s’agit de fonctionnaires. Un simple souci d’économie aurait pourtant un effet analogue sur la qualité de la vie…
Ma vie a été très marquée par le chômage, il y a une trentaine d’années. J’ai frôlé la misère sans jamais y tomber : j’ai toujours mangé à ma faim, couché sur un lit et sous un toit. Par la suite, j’ai continué et continue à connaître la pauvreté en termes monétaires, c’est-à-dire de pouvoir d’achat. Cette pauvreté est compensée par un sens acquis de l’économie et par une capacité également acquise de jouir de ce qui est gratuit ou bon marché. Jamais je n’ai été endetté. Je n’ai jamais rien emprunté, demandé à quiconque de me prêter de l’argent. Propriétaire de peu de choses, j’ai, en compensation, la possession de beaucoup: espace, livres, télévision, visites nombreuses, voitures de service, employée de maison, excepté pour ma propre chambre, parce que vivant le plus souvent dans un lieu collectif, jardin, jardinier, tableaux de maîtres, bonne nourriture, etc.
Comme l’a avoué naguère John Lennon, le plus connu des Beatles, pour son propre compte, si la plupart des gens veulent de l’argent, c’est simplement pour être riches, ou plus riches que leurs voisins. Ce qu’ils consomment importe moins que ce qu’ils thésaurisent. Et ils vivent dans le mésusage de leurs ressources.
Moi, j’ai renoncé à thésauriser, ce qui ne signifie pas que je ne possède aucune économie. Je consomme le mieux que je peux en fonction de mes revenus, c’est-à-dire surtout ce qui est gratuit, et que je possède alors complètement.