Deux générations de pauvres | Le Monde

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Par Pierre Mercklé – CARTE BLANCHE

Pierre Mercklé est maître de conférences en sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon.

Le rituel est presque inchangé depuis trois décennies : à l’approche de l’hiver, les associations de lutte contre l’exclusion cherchent à attirer l’attention de l’opinion et des pouvoirs publics sur la situation de plus en plus difficile des exclus, travailleurs pauvres ou chômeurs de longue durée, mal logés ou sans domicile. Ainsi, le rapport annuel du Secours catholique, rendu public le 8 novembre, constate une augmentation du nombre de personnes ayant reçu l’aide de l’association au cours de la décennie écoulée, et pointe des transformations inquiétantes de la grande pauvreté, qui touche de plus en plus de femmes et d’enfants.

La pauvreté et l’exclusion ont-elles réellement augmenté ? Comme pour les inégalités (voir le billet du samedi 9 juin), la question est compliquée : la notion d’exclusion est tellement protéiforme et controversée qu’elle est presque impossible à définir ; quant à la pauvreté, faut-il la mesurer « relativement », en considérant comme pauvres ceux qui vivent avec moins de la moitié du revenu médian ? Ou faut-il compter ceux qui ont des difficultés à accéder à certaines ressources fondamentales (nourriture, habillement, logement) ? Dans le premier cas, la pauvreté a augmenté au cours des dix dernières années, mais dans le second elle a diminué…

IL FAUT REFAIRE DES ENQUÊTES

Cela dit, même difficiles à définir et à mesurer précisément, l’exclusion et la pauvreté n’en correspondent pas moins à des situations et des difficultés bien réelles, et, pour les connaître et les comprendre, il faut faire des enquêtes. Mieux encore : il faut refaire des enquêtes. C’est à cette entreprise rare que se sont attelés deux sociologues français, Jean-François Laé et Numa Murard.

En 1985, ils avaient publié dans L’Argent des pauvres le récit de leur enquête dans une cité populaire d’Elbeuf, en Normandie. Elle visait à démonter les ressorts d’une pauvreté qu’on s’attachait alors à décrire comme résiduelle, un reliquat de misère hérité du passé, que la prochaine reprise de la croissance allait effacer. Contre l’image misérabiliste véhiculée par les associations, ils décrivaient une expérience de la condition ouvrière qui restait vivace et continuait de produire du collectif, malgré les effets de la pauvreté sur l’organisation du temps, la consommation et la sociabilité.

UN CONSTAT SANS APPEL

Trente ans plus tard, Laé et Murard sont retournés sur leur « terrain », ils ont refait l’enquête et viennent d’en publier le résultat dans Deux générations dans la débine. Le constat est sans appel. Malgré le revenu minimum, les allocations, le travail des associations, la scolarisation massive, l’optimisme des années 1980 a été démenti : non seulement la pauvreté est toujours là, mais aujourd’hui elle atomise les pauvres.

C’est en partie le résultat de ce que les deux sociologues appellent la« machine à laver les pauvres » : tous les dix ans, la mobilité résidentielle des pauvres est forcée par les politiques du logement, qui détruisent les cités, déplacent les familles, dispersent les voisinages. L’affiliation à la classe ouvrière a volé en éclats, et ceux qui s’en sortent un peu mieux stigmatisent les fautes morales supposées de ceux qui ne s’en sortent pas parce qu’ils ne « savent pas se priver ». La pauvreté a peut-être reculé « en moyenne », mais la stigmatisation de la pauvreté a très probablement progressé : l’enquête qui nous l’apprend n’est pas inédite – mais c’est ce qui en fait tout l’intérêt.