Le nouvel âge de la solidarité

Nicolas Duvoux, Seuil, coll. La République des idées, 2011, 180 p.

L’auteur
Nicolas Duvoux est sociologue, maître de conférences à l’université Paris Descartes.

Synthèse
Le système de protection sociale français n’est plus à un paradoxe près. Alors que, depuis plus d’une vingtaine d’années maintenant, les politiques publiques ne cessent d’accumuler les mesures d’assistance et de promouvoir l’intégration (par le RMI, puis par le RSA au premier chef), la pauvreté s’est banalisée. En tout, les minima sociaux couvrent directement 3,5 millions de personnes, et plus de 6 millions si l’on compte les ayants droit. La pauvreté touche 13,5 % de la population, soit plus de 8 millions de personnes. Et rien n’indique que la situation s’améliore ; ce serait plutôt le contraire.
Second paradoxe : tandis que certains dénigrent cette population qui bénéficie de l’assistance, les études montrent qu’en réalité le vrai problème est le non-recours. Près des deux tiers des allocataires potentiels du RSA « activité » ne font pas les démarches nécessaires pour recevoir les aides auxquelles ils ont pourtant droit.
Bref, ces politiques inefficaces produisent de la précarité, plus qu’elles ne la combattent, déplore Nicolas Duvaux.
Court rappel historique : l’État social qui s’installe après la Seconde guerre mondiale, se substitue à l’assistance, principe fondateur des politiques publiques contre le paupérisme. Il promeut une forte protection sociale, c’est-à-dire un système d’assurance qui couvre les risques supportés par les travailleurs et leur famille.
Mais le regain de nouvelles formes de pauvreté et d’exclusion, à partir des années 80, liées à la pérennisation du chômage et à la précarisation de l’emploi, a entraîné une sorte de retour en arrière, en intégrant de plus en plus de dispositifs d’assistance. Même si ceux-ci comprenaient une forte dimension d’insertion (le ‘I’ de RMI), cette évolution signale l’apparition d’une « protection sociale à deux vitesses », écartelée entre les protections d’un salariat bien intégré et le monde des « pauvres », auxquels sont réservés les minima sociaux : le « droit des pauvres » est devenu « un droit pauvre ».
Le tableau brossé par Nicolas Duvoux de ces politiques de lutte contre la pauvreté menées depuis les années 80 est sans complaisance : les prestations servies au titre de l’aide sociale ont été perçues comme « peu légitimes », comme c’est le cas lorsque ceux qui reçoivent ne sont pas ceux qui payent. Elles sont inefficaces et, parfois même, nuisibles lorsqu’elles favorisent la dépendance, la perte d’autonomie des assistés et qu’elles perpétuent la précarité qu’elles sont censées combattre. Ensuite, cette assistance a engendré une stigmatisation des assistés, assimilés à des « profiteurs » par une partie croissante de la population. Cette dénonciation, très répandue depuis quelques années, masque une profonde ignorance des mutations de l’État social depuis une trentaine d’années. Elle ignore la nature des véritables questions que le développement de l’assistance soulève aujourd’hui.
Face à cette réticence, la collectivité a développé l’idée de contreparties, ou de conditionnalité, aux effets pervers redoutables. D’abord, parce que la pauvreté laborieuse est en quelque sorte institutionnalisée. Ensuite, parce que les couches populaires « trop riches » pour bénéficier de l’aide sociale développent un ressentiment contre les bénéficiaires.
Il s’agit aujourd’hui « d’inventer une nouvelle solidarité », de « refonder un contrat social qui réconcilie l’autonomie des individus et la solidarité nationale » : l’auteur plaide en faveur d’une « citoyenneté sociale », instaurant un continuum entre assurance et assistance, réduisant les inégalités et faisant de l’aide sociale un droit à part entière.

Citations et exemples

  • p.7 : « Les minima sociaux couvrent directement 3,5 millions de personnes, et plus de 6 millions si l’on compte les ayants droit. La pauvreté touche 13,5 % de la population, soit plus de 8 millions de personnes. Et rien n’indique que la solution s’améliore ; ce serait plutôt le contraire. »
  • p.8 : « Le développement de l’assistance a produit un certain nombre d’effets pervers. Incapables de combattre efficacement la précarité, les prestations comme le RMI et le RSA s’en accommodent, voire la structurent. (…) Faute de s’attaquer aux racines d’une précarité grandissante, la nouvelle politique sociale crée plus de difficultés qu’elle n’apporte de solution. »
  • p.9 : « Même s’il faut se garder de diagnostiquer une ‘explosion’ de la pauvreté en France, nous assistons à une rupture par rapport aux décennies précédentes, au cours desquelles la pauvreté avait diminué. Aujourd’hui, les niveaux de pauvreté sont redevenus équivalents à ceux du début des années 80. »
  • p.13 : « La révolution de l’État-providence a consisté à ôter au droit social l’évaluation des comportements des individus qui en étaient les destinataires. Il a fallu soustraire aux autorités locales le droit de regard qu’elles avaient sur ‘leurs’ pauvres. »
  • p.17 : « L’assistance a longtemps constitué la seule réponse à la question sociale. (…) Nous assistons aujourd’hui à un retour en force de l’assistance. En trente ans, à une protection sociale universaliste s’est substituée, pour partie, une protection résiduelle, centrée sur les ‘exclus’. C’est un vrai renversement de tendance par rapport à la période des Trente Glorieuses. »
  • p.21 : « Jusque dans les années 70, la vieillesse est souvent synonyme de pauvreté, et seule la montée en puissance du système des retraites pour les générations issues du baby-boom a été en mesure d’enrayer ce phénomène. C’est grâce à l’action de l’État social que la pauvreté parmi les personnes âgées a pu diminuer de moitié jusqu’à aujourd’hui. Signe d’un renversement de tendance, la pauvreté repart à la hausse au sein de cette population, sous l’effet, entre autres, des différentes réformes des retraites entre 1993 et 2010.
  • p.22 : « La Sécurité sociale a permis d’intégrer des couches de plus en plus larges de la population à partir de leur ancrage sur le marché du travail. Le ‘pauvre’ a été escamoté par l’État social, qui s’attachait et s’attache toujours, en France, à protéger le statut du ‘travailleur’. »
  • p.24 : « Dans les années 1980 et 1990, la multiplication des catégories de personnes touchées par le chômage a entraîné une porosité croissante entre chômage et pauvreté. Le chômage est de moins en moins le résultat d’une perte temporaire et occasionnelle de travail : il renvoie à un état qui résulte d’un processus d’éloignement par rapport au marché du travail. Ces situations hétérogènes ont été désignées par un vocable éloquent et fédérateur : l’’exclusion’. »
  • p.30 : « La volonté d’apporter une réponse politique à la question de la pauvreté est bien une spécificité française. (…) Une nation qui vient de proclamer l’universalité des droits de l’homme a le devoir de soulager les souffrances des pauvres. (…) La portée symbolique de l’assistance fait planer une atmosphère de gravité religieuse entretenue, à intervalles réguliers, par des figures charismatiques (l’abbé Pierre, le père Wresinski, etc.).
  • p.34 : « On ne compte plus aujourd’hui les droits et les structures spécifiquement dédiés aux populations vulnérables, permanences d’accès aux soins de santé, dispositions relatives à l’accès à l’eau, à l’électricité, au gaz, aux services téléphoniques ou encore aux services bancaires. »
  • p.38 : « La lutte contre la pauvreté ne peut s’exonérer d’une réflexion sur les inégalités. Pourtant, les allocataires de l’assistance sont accusés, de manière presque obsessionnelle, de bénéficier de ‘privilèges’ plus ou moins indus. »
  • p.40 : « Le paradoxe est que les politiques censées juguler la ‘nouvelle pauvreté’ ont accompagné son prolongement dans la ‘pauvreté laborieuse’, traduction du phénomène des ‘working poor’ connu de longue date dans les pays anglo-saxons. »
  • p.42 : « Trois facteurs explicatifs peuvent être dégagés pour expliquer le développement et la persistance de la ‘pauvreté laborieuse’ en France : les bas salaires horaires, les faibles durées de travail, les emplois instables. Les travailleurs pauvres sont concentrés dans quelques secteurs : hôtellerie, restauration, commerce, nettoyage. Dans leur immense majorité, ils occupent des emplois à temps partiel ou des emplois de courte durée. »
  • p.43 : « La ‘pauvreté laborieuse’ ne frappe pas au hasard. Si les femmes ne représentent pas la majorité des ‘travailleurs pauvres’, elles occupent la majorité des emplois à faible rémunération : plus de 16 % des actives sont concernées. Un accident familial suffit souvent à les plonger dans la pauvreté : la vulnérabilité des familles monoparentales en atteste. Leur exposition à la pauvreté est trois fois supérieure à celle des autres ménages : elles représentent 7 % des familles, mais 20 % des ménages pauvres. Ces femmes cumulent les effets de l’instabilité sur le marché du travail et des relations dans la sphère privée. Elles paient ces désavantages cumulatifs au moment de la retraite et disposent de pensions d’un montant significativement inférieur à celles des hommes. »
  • p.93 : « Il faut garder à l’esprit les montants en jeu : 20 milliards d’euros (sur les 624 milliards d’euros que représentent les comptes de la protection sociale en 2009) sont consacrés à financer l’ensemble des minima sociaux, lesquels couvrent plus de 6 millions de personnes (y compris les enfants). Le décile le plus défavorisé de la population (les 10 % les plus pauvres) reçoit environ 3 % des sommes engagées pour la protection sociale. »