Le temps des riches. Anatomie d’une sécession

Thierry Pech, Seuil, 2011, 180 p.

L’auteur
Thierry Pech, normalien, est directeur de la rédaction du mensuel Alternatives économiques. Il a été entre autres activités secrétaire général de la République des Idées, au Seuil, conseiller à la CFDT.

Synthèse
Depuis une trentaine d’années en France, les revenus et le patrimoine d’une minorité, environ 6 000 personnes (soit 0,01% des Français), n’ont cessé de s’accroitre, tandis que ceux du reste de la population stagnaient ou diminuaient. Une oligarchie, pour reprendre le mot utilisé par l’auteur, a émergé, composée de financiers, de patrons, de spéculateurs, auxquels s’ajoutent les artistes et les sportifs. Par leurs rémunérations hors normes, ces personnalités sont, d’après l’auteur, « devenues un problème » pour la justice sociale, l’efficacité économique et la démocratie.
« Les riches ont largué les amarres : ils ont fait sécession du reste de la société ». Leurs gains sont désormais sans commune mesure avec ceux de leurs concitoyens, et ils échappent toujours davantage aux contraintes de la solidarité. En 2007, les ultra-riches gagnaient environ soixante fois le revenu moyen français… contre vingt fois en 1995.
L’auteur avance plusieurs explications. La montée en puissance du capitalisme financier a supplanté le capitalisme managérial en vogue dans les années 1980, quand les dirigeants d’entreprise ont profité d’un actionnariat émietté pour affirmer leur pouvoir. Les actionnaires ont repris en main les industries, provoquant la disparition d’une grande partie de celles-ci par une course effrénée aux dividendes. Le boom de la finance, plus récent, a complété le pouvoir des chefs d’entreprises par celui des banquiers, traders et spéculateurs en bourse.
Autre forme d’enrichissement : l’héritage, une tendance favorisée à la fois par une faible inflation et la récession de l’économie réelle. La fiscalité a été adaptée pour protéger la richesse installée aux dépens de l’investissement, sous le prétexte de ne pas faire fuir les hauts revenus et le capital.
D’où vient que nos démocraties aient ainsi laissé se détacher un peloton dont l’échappée belle a fini par se transformer en quasi-sécession ? Thierry Pech met en avant des causes idéologiques : l’utilité sociale prétendue de l’égoïsme, le rôle moteur d’aventuriers tels Bernard Tapie, la tolérance des dirigeants politiques à l’égard de l’enrichissement personnel… Il faut ménager les riches, les protéger, pour le bien de l’économie. Les riches seraient les bienfaiteurs de l’humanité : l’auteur évoque « le formidable relâchement du frein fiscal sur les plus aisés depuis une vingtaine d’années », décidé de façon parfaitement démocratique, et soutenu par « un refus largement répandu de l’impôt » dans les foyers français.
Mais les pauvres n’échappent pas à la critique de l’auteur. D’une certaine façon, ils seraient coupables de l’ascension des riches, sur lesquels ils portent un regard ambivalent : « C’est le double mystère de l’exception et de l’excès ». Les riches continuent de faire rêver, comme le montre le succès de la presse populaire. Beaucoup de pauvres n’aspirent qu’à s’enrichir, négligeant le fait que les riches ne le sont devenus qu’au détriment de la solidarité nationale, à laquelle ils doivent pourtant leur éducation, leur santé, leurs plaisirs. Cette « dette sociale » condamne d’office leur sécession.

Exemples et citations

  • p.11 : « La sécession des riches s’accompagne ainsi d’une récession de la démocratie. » « Les justifications contemporaines de la richesse reposent presque toutes sur l’idée que les riches ne seraient pas des hommes comme les autres, qu’ils échapperaient au champ gravitationnel des interdépendances sociales, soit par les talents particuliers qu’ils possèderaient et qui en feraient des êtres d’exception, soit par une constitution morale propre qui les tiendrait dans une forme d’indifférence à l’égard du commun des mortels, soit encore par des stratégies de classe par lesquelles ils auraient organisé leur éloignement et leur quasi-autarcie. »
  • p.15 : « Sans le dire trop fort, la France a consenti depuis une trentaine d’années d’importants efforts d’hospitalité à l’égard des plus fortunés, à l’instar de la plupart de ses voisins. »
  • p.21 : « La fortune s’est longtemps enveloppée de discrétion, elle se protège d’une publicité qu’elle sait périlleuse. L’INSEE aura mis lui-même plus de cinquante ans à accepter de produire une étude sur les très hauts revenus : la première sur ce sujet date de…2010. » Plus loin : « l’INSEE préfère parler des ‘hauts revenus’ plutôt que des ‘riches’. (…) Un scrupule lexical qui l’honore, mais qui n’a pas son pareil à l’égard des pauvres… La pauvreté s’avoue quand la richesse s’euphémise. »
  • p.23 : « Quand on demande aux millionnaires quelle fortune serait nécessaire pour qu’ils se sentent vraiment à l’aise, ils indiquent tous une somme avoisinant le double de leur patrimoine. »
  • p.23 : « La plupart des gens ont tendance à surestimer les revenus des pauvres et à sous-estimer ceux des riches. »
  • p.41 : « Pour neuf Français sur dix, les revenus tirés du patrimoine (placements, loyers, ventes, etc.) ne représentent que 2,6 % des ressources totales, un revenu marginal dans l’ensemble de leur budget. Mais tout en haut de la pyramide sociale, pour les 0,01 % les plus aisés, la composition des revenus n’a rien à voir : les revenus du patrimoine représentent environ la moitié de la totalité de leurs gains. »
  • p.50 : « Les plus fortunés connaissent une lente progression de leurs revenus tout au long des Trente Glorieuses (1945-1975), alors même que l’économie affiche des taux de croissance quasi inégalés (5,5 % en moyenne pendant plusieurs décennies). Preuve que la croissance n’a pas toujours besoin d’une classe nombreuse d’individus très riches et que les bienfaits collectifs de l’activité n’empruntent pas toujours la pente descendante du trickle down. Les Trente Glorieuses portent assez mal leur nom du point de vue des très riches. » « Les grands cycles de l’histoire économique récente semblent inversés quand on les considère du point de vue des très riches. Pour eux, les Trente Glorieuses auront été des décennies de croissance lente, et les Trente Piteuses qui ont suivi, des décennies de croissance très rapide. Les riches ont vécu l’histoire de ces dernières décennies à front renversé. »
  • p.62 : « Le risque d’une société d’héritiers n’est pas seulement que la richesse circule pour une large part par voir d’héritage, mais que la précarité fasse de même, gelant ainsi un peu plus les flux de la mobilité sociale. »
  • p.127, à propos de la dette sociale des riches : « Ces élus de la fortune ne se sont pas faits eux-mêmes : ils ont été nourris, éduqués, soignés, protégés par un environnement social qui déborde largement les frontières de leur famille. Leur réussite dépend étroitement d’un réseau d’interdépendances particulièrement vaste dans des sociétés à division du travail complexe. En dernière analyse, il dépend aussi fortement de l’existence, en bout de chaîne, de clients, de consommateurs, de spectateurs ou de simples partenaires solvables. »
  • p.135, à propos de la « supposée méfiance française » face à l’argent : « Cette France rétive à l’accumulation des richesses se retrouve au troisième rang mondial des pays qui accueillent le plus de millionnaires en dollars : selon une étude du Crédit suisse publiée en septembre 2010, la France abriterait 2,2 millions des quelques 24 millions de personnes dans ce cas dans le monde, soit 9 % du total. »
  • p.136, toujours à propos de la méfiance française : « De nombreuses enquêtes suggèrent que les Français ont un rapport de plus en plus décomplexé avec l’argent et la richesse. Dans une série de sondages réalisés de 1989 à 2010, à la question « Quels sentiments éprouvez-vous à l’égard des personnes qui sont riches ? », 45 % des sondés citaient la méfiance en 1989. En 1998, 70 % l’indifférence, et 13 % l’admiration. En 2010, 56 % des sondés déclaraient que leur but principal dans la vie était de gagner beaucoup d’argent. »
  • p.143 : « Bien conseillés ou bien informés, les riches ne paient pour ainsi dire jamais les impôts affichés. Ils paient en revanche très cher les conseillers fiscaux : il est sans doute plus doux d’enrichir celui qui vous donne le sentiment de vous protéger, que celui qui vous donne le sentiment de vous dépouiller, en l’occurrence l’État. De fait, les mieux organisés arrivent à anéantir presque totalement leur impôt. »
  • p.146 : « Katia Weindenfeld parle à juste titre d’une ‘nouvelle démocratie censitaire’, où la participation indirecte à l’action publique est proportionnée à la fortune des contribuables. »
  • p.170 : « La protection sociale, en dépit de ses difficultés et de ses crises, n’a jamais couvert autant d’individus contre les grands risques de l’existence. Nous vivons à cet égard dans les sociétés parmi les plus sûres non seulement du monde, mais de l’histoire humaine. Et pour y parvenir, il a fallu considérer que la richesse des individus ne relevait pas intégralement de la sphère privée et qu’il était légitime d’en socialiser une partie. »