Les religions et le luxe

Pascal Morand, IFM / Regard, 2012, 250 p.

L’auteur
Diplômé d’HEC et docteur en sciences économiques, Pascal Morand est directeur général d’ESCP Europe depuis 2006. Avec Pierre Bergé, il a lancé puis dirigé l’Institut français de la mode (IFM) devenue l’école de management de référence pour les métiers du luxe.

Synthèse
La mondialisation des campagnes de publicité, et la soif de consommation sur tous les continents gomment-elles les particularités propres à chaque civilisation, du rapport à la richesse, à l’ostentation et à la volupté ? Contre toute attente, la réponse est non : la consommation des riches reste sous l’influence étroite des sagesses et religions qui ont toutes élaboré leurs propres représentations de la richesse. Et la sécularisation n’en a pas supprimé l’importance : le religieux garde toujours un impact sur l’économique, car il établit une morale sociale plus prégnante que la croyance elle-même. Cette thèse originale défendue par Pascal Morand constitue en quelque sorte un nouveau plaidoyer en faveur de la diversité des civilisations.
En prenant le luxe comme étude de cas, l’auteur se livre à une analyse comparative des trois religions du Livre, mais aussi des sagesses asiatiques, confucianisme, hindouisme, bouddhisme. Ses références nombreuses aux textes sacrés comme à l’histoire révèlent que dans toutes les religions ou sagesses coexistent deux tendances contradictoires : l’une, proche du ‘noyau dur’ originel, condamne la richesse et le luxe ; l’autre, plus distante des sources historiques, les tolère, voire les justifie.
Nouveau Testament, Coran, Protestantisme, Bouddhisme condamnent le luxe et l’ostentation opulente des Églises. En revanche, la Torah encourage l’enrichissement car l’activité économique et l’acquisition de biens matériels constituent un chemin de libération spirituelle pour le juif ; Confucius, lui non plus, n’a jamais rejeté le profit. En toute religion ou sagesse, la position rigoriste cohabite toujours avec son opposée : cette dialectique se trouve dépassée si on considère leur positionnement moral commun face à la richesse. Toutes les religions la légitiment si elle résulte d’un travail honnête, si elle est vécue dans la tempérance et la modération ; si elle est produite mais redistribuée dans le souci de générosité sociale et non dilapidée pour la seule jouissance personnelle : le juif n’oublie jamais l’indigent. De même le luxe reste acceptable s’il ne tombe ni dans l’ostentation ni dans l’excès. Pascal Morand rejoint ici Max Weber : « la richesse n’est condamnable que lorsqu’elle incite à la paresse, à l’indolence ou à la jouissance coupable de la vie ».
Car dans toute religion ou sagesse, la richesse demeure indissociable d’un statut social, que l’on soit roi, homme de religion ou noble laïc. L’Église a toujours eu besoin du faste, « le luxe pour Dieu » : la flamboyance gothique —tissus, or des processions, chants et musique— impressionnaient les croyants ; les excès fastueux du baroque visaient à contrer l’austérité de la Réforme… Indissociable des arts et de la recherche esthétique, la richesse reste légitime dans l’Europe chrétienne. Certains courants, comme l’islam chiite ou le judaïsme sépharade autorisent le luxe et les plaisirs des sens si le croyant demeure dans la rectitude morale, et le Bouddhisme et l’Hindouisme tiennent le même discours : le luxe est le fait des riches, l’attribut de certaines castes et représente une des voies vers la quête de l’immortalité : « Pour renoncer il faut avoir joui ». En Chine, depuis Confucius, la richesse signale « la face », la représentation : le luxe ritualisé correspond à un statut identifiable, et chaque Chinois consomme en conformité avec les normes de son groupe social, car il est vulgaire et méprisable de chercher la richesse et le luxe pour soi seul.
L’influence du shinto et du bouddhisme zen dans le luxe japonais, reflétée par « la permanence du naturel, de l’imparfait apparent, du détail et du minimal », a été sublimée, selon Pascal Morand, par les représentations du bon goût mondial des couturiers japonais à la mode dans les années 1980. Finalement les religions ne prohibent guère la consommation des riches. Seuls les wahhabites condamnent le port des bijoux, en raison d’une crainte d’ordre diabolique : ils considèrent que leur tintement évoque celui des portes de l’enfer.
En soulignant ce lien paradoxal de l’économique et du religieux, Pascal Morand surprend et passionne. Si religions et sagesses condamnent la richesse et le luxe, elles ne cessent, dans le même temps de les légitimer, car l’argent, mauvais maître pour le croyant, reste un bon serviteur de sa position sociale.

Citations et exemples

Le livre est divisé en dix chapitres, qui correspondent chacun à une religion / sagesse. À chaque fois, l’auteur a exploré les textes fondateurs pour en synthétiser tout le discours sur la richesse, son acceptation ou sa condamnation. Ci-dessous quelques extraits et citations des chapitres sur le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme, et l’islam.

  • Le chapitre sur le catholicisme contient de nombreuses références extraites du Nouveau testament, dont p.26, l’une des plus fameuses : « Il est plus facile à un chameau d’entrer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (Évangile selon Saint-Matthieu) ; plusieurs extraits p.27 des épîtres de Saint-Paul acceptant la richesse ; p.30, les pères de l’Eglise exprimèrent sans ambages le rejet de la richesse et du luxe : « pour briller dans le ciel, il faut rejeter l’or ici-bas » ; p.43, « dans le catholicisme, le luxe n’a de légitimité que s’il comprend une dimension artistique et esthétique propre à réduire la culpabilité qu’il amène avec lui. La volupté qui l’accompagne est tolérée. »
  • Le chapitre sur le protestantisme cite abondamment les grands fondateurs, Luther, Calvin, Zwingli : p.45, Luther n’a eu de cesse de stipendier la richesse, et quand il parle de richesse, c’est en la rattachant à la foi ; pour Calvin, p.55, « Accepter les biens de ce monde avec distance et retenue est possible, en jouir est intolérable et méprisable, franchissant bien rapidement les frontières de la bestialité » ; p.65, « les barons voleurs du ‘Gilded Age’ étaient bien souvent de confession protestante – puritaine – et ils ont évacué et rejeté la dimension spirituelle et les restrictions éthiques qui sous-tendaient le comportement économique de leurs parents et grands-parents (…) mais vers la fin de leur vie, l’aspiration à la rédemption les a inclinés à la philanthropie, et ce d’autant que la richesse avait été généralement obtenue d’une manière impitoyable » ; p.66, « Andrew Carnegie établit un lien explicite avec la doctrine calviniste : ‘Le jour viendra, dans peu de temps, où l’homme qui meurt en laissant derrière lui une richesse en millions disponibles s’éteindra ‘sans larmes, sans honneurs et sans cantiques de grâce.’ Malheur à celui qui devient riche.’ »
  • p.87 : Dans la Torah, « la richesse est très présente, par exemple dans le Deutéronome : ‘Il t’aimera, te bénira, te multipliera, il bénira le fruit de ton ventre et le fruit de ton sol, ton froment, ton moût et ton huile fraîche, la parturition de tes vaches et les portées de tes brebis, sur le sol qu’il a juré à tes pères de te donner. Béni sera-tu plus que tous les peuples !’. Mais la richesse ne peut être que le fruit du travail : ‘Le labeur de tes mains, tu t’en nourriras, heureux sera-tu, tout ira bien pour toi.’ ‘Tout homme à qui Dieu a donné richesse et ressources et à qui il a laissé le pouvoir d’en manger, d’en prendre sa part et de jouir de son travail, cela est un don de Dieu.’ » ; p.91, « La légitimation de la richesse en fait-elle une finalité ? Pour Stefan Zweig, rien n’est plus faux : ‘La richesse n’est qu’un degré intermédiaire, un moyen d’atteindre son but véritable, et nullement une fin en soi. La volonté réelle du Juif, son idéal immanent, est de s’élever spirituellement, d’atteindre à un niveau culturel supérieur… Le pieux, le savant versé dans la connaissance des Écritures, est mille fois plus estimé que le riche au sein de la Communauté. Cette prééminence du spirituel est commune aux riches de toutes les conditions.’ » ; p.98, « La richesse étant encouragée, il est naturel de profiter de ce qu’elle permet d’acquérir, comme de jouir de la vie en général : ‘Une belle maison, une belle femme, de beaux vêtements, élargissent l’esprit. Une belle voix, un beau spectacle, un bon parfum le calment.’ »
  • L’islam semble paradoxal sur la richesse, p.111, « D’un côté le Coran prône l’égalitarisme et met en exergue les dangers de l’argent et de la possession d’une manière qui n’est pas sans rappeler la virulence de certains textes chrétiens. De l’autre on trouve dans le Coran et les hadiths, des prescriptions compatibles avec les idées de richesse, d’ostentation et de volupté. Toute la tradition musulmane offre d’innombrables exemples de luxe, d’opulence et de profusion, mêlés à un raffinement d’égale intensité, notamment dans les descriptions coraniques du paradis. » ; p.117, « Dieu permet de profiter de la vie si la rectitude morale est préservée, et l’on peut profiter du luxe mais dans un cadre légitimé, normé. L’islam ne vilipende pas celui qui achète une maison plus grande ou une voiture de luxe, ou qui jouit de la vie en dépensant de l’argent qu’il a gagné de façon vertueuse. Toutefois ni l’ostentation ni le caractère outrageusement dépensier du nanti ne sont honorables. »