Jean-François Eck : industries & industriels du Nord | Histoire d’entreprises

Article publié dans le magazine Histoire d’entreprises

Pour ce dossier consacré aux entreprises et aux industries du nord de la France, la rédaction d’Histoire d’Entreprises s’est entretenue avec Jean-François Eck, professeur à l’Université Charles de Gaulle – Lille 3 et spécialiste de l’histoire de cette région. Il retrace ici pour nous l’évolution, depuis le début du XIXe siècle, des secteurs industriels – notamment le textile, la mine et la sidérurgie – qui ont contribué à forger l’identité de cette région, aux périodes d’apogée comme aux périodes de crise et de reconversion. Il décrypte également les rapports de force entre les différents acteurs – industriels, ouvriers, politiques – et la façon dont ils ont marqué localement l’organisation du travail, de l’économie, voire de la ville. Enfin, il met en perspective cette histoire riche et mouvementée avec la situation économique actuelle.

 

Commençons par les débuts de l’industrialisation. Y a-t-il dans le Nord la présence d’industries avant ce qu’on appelle la première révolution industrielle ?

Oui. Dans le Nord, l’industrialisation commence bien avant le XIXe siècle, et ce, en partie grâce au charbon. C’est en 1716 que du charbon est découvert près d’Anzin et Valenciennes et en 1757 qu’est fondée la compagnie des mines d’Anzin, qui pendant longtemps a été la première compagnie minière non seulement de France mais du monde ! L’exploitation charbonnière a donc été bien antérieure à l’industrialisation proprement dite. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que cette exploitation s’est en grande partie développée grâce à des capitaux d’origine belge ; les Belges avaient besoin de trouver en France des sources de charbon pour pouvoir conserver leurs débouchés, dans la mesure où la monarchie d’Ancien Régime avait établi un cordon douanier entre le royaume de France et ce qui s’appelait alors les Pays-Bas autrichiens (la future Belgique), et que ce cordon empêchait les utilisateurs français de consommer le charbon du Hainaut (belge). Les entrepreneurs belges ont donc cherché – et découvert – des gisements du côté de Valenciennes (1). Ils ont commencé à exploiter le bassin du Nord puis, à partir de 1847, lorsque son prolongement vers la côte a été découvert, une véritable fièvre minière s’est emparée non seulement des Belges, mais aussi des capitalistes du Nord, qui avaient des fonds disponibles grâce au textile ou à la richesse agricole.

Justement, parlons du textile. Y a-t-il une « industrie » textile avant le XIXe siècle ?
Oui, il existe une industrie très puissante dans le cadre de ce que les historiens appellent la « proto-industrie » : des marchands- fabricants, installés dans les campagnes, distribuent le travail aux artisans ruraux, possesseurs de leur métier mais entièrement dominés puisqu’ils subissent les tarifs fixés à l’avance par ces marchands et qu’ils n’ont le droit de fabriquer que pour le marchand qui leur confie la matière première. Ce système, qui est proche de ce qui pouvait se passer en Allemagne, en Angleterre et dans le reste de l’Europe du Nord, a permis la formation d’un nombre important de dynasties du textile ; tous les « grands noms » sont déjà présents à la fin du XVIIIe siècle : les Motte, les Lepoutre, les Tiberghien, les Masurel… Avec les capitaux qu’ils ont accumulés, ces industriels peuvent, dans les années 1820-1840, ouvrir de véritables usines et passer à la mécanisation.

La proto-industrie textile et le charbon forment donc les deux « bases » de l’essor industriel du Nord.
Il y a en réalité une troisième base qu’il ne faudrait pas oublier, c’est la prospérité agricole. Celle-ci est fondamentale, tout simplement parce que c’est en grande partie le sucre qui a financé le charbon ! Au début du XIXe siècle, en effet, à la suite du blocus continental mis en place par Napoléon en 1806 (2), les agriculteurs du Nord, en particulier ceux de l’Artois, se lancent dans la production de betteraves à sucre. Et on sait aujourd’hui, notamment grâce à un travail important mené par Jean-Luc Mastin (3), que les grandes compagnies charbonnières ont été très souvent directement fondées par des dynasties sucrières. Charbon, textile et sucre sont donc très souvent liés entre eux par des rapports de famille, des mariages, des cousinages, mais aussi par des placements financiers communs. Ces réseaux, une fois mis en place, vont se révéler très favorables à un développement précoce de l’industrialisation, disons relativement précoce par rapport à ce qui a lieu dans d’autres régions françaises.

« Charbon, textile et sucre sont très souvent liés entre eux par des rapports de famille, des mariages, des cousinages, mais aussi par des placements financiers communs. »

La ville de Lille joue-t-elle dès cette époque un rôle de métropole régionale ?
Pas vraiment. Les villes du Nord se développent de manière assez autonome les unes des autres, chacune ayant sa spécialité. Il est frappant de voir qu’à quelques kilomètres de Lille, Roubaix-Tourcoing se construit comme un foyer parfaitement autonome, avec des circuits de financements propres et une organisation économique sans grand rapport avec Lille. Comment expliquer ce phénomène ? En grande partie par le fait que la nature des productions n’est pas la même : à Roubaix- Tourcoing, à partir de 1840 (4), on travaille essentiellement la laine (la laine cardée, qui donne des draps de médiocre qualité, et la laine peignée, qui donne des tissus de très grande qualité pouvant être exportés ou transformés en vêtements de luxe) ; à Lille on travaille le fil et le coton ; à Armentières, le lin ; quant au jute, destiné à la fabrication de toiles d’emballage, il reste localisé pour l’essentiel à Dunkerque autour d’une firme fondée par des immigrants écossais au début du XIXe, la firme Dickson. Il faut également souligner les effets d’influences et d’« emboîtement » dans le développement des villes : par exemple, un ensemble comme Roubaix-Tourcoing est tellement considérable qu’il a tendance à assujettir d’autres foyers régionaux. Ainsi Fourmies, petite ville spécialisée dans le peignage de la laine, est entièrement tenue sous la coupe des industriels roubaisiens. Enfin, on peut constater qu’il n’y a guère de rapports matériels, sinon sur le plan des financements, entre la région lilloise et le bassin houiller : il s’agit de deux univers complètement différents et « étanches ». Les moyens de communication de l’époque font qu’il est de toutes façons difficile de passer de l’un à l’autre. Dans le bassin minier, on n’a donc rien d’autre que des puits de charbon qui se succèdent : une mono-activité absolue.

D’autres secteurs industriels se sont tout de même développés parallèlement au textile et au charbon.
Absolument. Notamment des entreprises qui prennent leur essor dans l’« orbite » du charbon et du textile. Prenez par exemple la première firme chimique française, les établissements Kuhlmann. Son fondateur, Frédéric Kuhlmann, était un Alsacien, préparateur en chimie et enseignant dans des écoles professionnelles à Colmar et Strasbourg. Si Kuhlmann fait fortune, au point de devenir l’homme le plus riche du département, son entreprise reste trop longtemps cantonnée aux produits de base et met du temps à se tourner vers des produits plus diversifiés comme les engrais ou les colorants ; elle ne réussit pas à prendre le même virage que les grands groupes d’industrie chimique en Allemagne, dans les années 1860-1880, qui parviennent à couvrir l’ensemble de la palette des produits chimiques. En 1965, l’entreprise Kuhlmann passera dans le giron d’Ugine, puis de Péchiney en 1971, pour donner naissance à PUK (Péchiney-Ugine-Kuhlmann), qui se séparera de ses activités chimie et aciers spéciaux en 1982, après sa nationalisation. Outre l’industrie chimique, on trouve également dans le Nord beaucoup d’entreprises de sidérurgie, qui se positionnent, elles, dans le sillage de l’activité charbonnière. En 1849, est ainsi fondé un groupe sidérurgique, Denain-Anzin, sous l’impulsion d’un grand patron de l’époque, Paulin Talabot. Ce Groupe possède d’importantes installations sidérurgiques et s’approvisionne notamment dans le bassin houiller du Nord-Pas de Calais. Enfin, le Nord possède dès le XIXe siècle une industrie agroalimentaire très puissante avec, en dehors du sucre, les activités de brasserie et distillerie, mais aussi les dérivés de l’élevage (le lait, le beurre, le fromage) autour desquels se mettent en place des coopératives de production dès les années 1860-1880.

Peut-on dire qu’on est face à une économie ouverte ?
Jean-François Eck, professeur à l'Université Lille 3 - © Véronique VédrenneOui, dans la mesure où les industriels du Nord ont besoin de s’approvisionner en matières premières provenant du monde entier : la laine vient d’Argentine, le coton d’Égypte, des Indes ou des États-Unis, le jute du Bengale, etc. Les approvisionnements et les expéditions se font le plus souvent depuis Dunkerque, Boulogne ou Calais, et ces ports donnent lieu à toute une floraison de maisons de négoce, de compagnies de navigation, vivant très souvent dans l’orbite de la Compagnie de chemin de fer du Nord qui domine alors complètement la région (5). Par ailleurs, l’apport technologique de l’étranger est fondamental. Tout d’abord, une bonne partie de l’industrie du coton à Lille, à la fin du XVIIIe siècle, vient de Gand : les fabricants d’indiennes (ces cotonnades de coton imprimé, très à la mode à l’époque) en sont souvent originaires. Cet apport extérieur est important non seulement pour le textile mais aussi pour d’autres branches, où des entreprises se créent à partir de brevets achetés à l’étranger ou d’importation de main-d’œuvre spécialisée. Par exemple à Boulogne, l’industrie des plumes métalliques, qui a donné lieu à l’établissement d’une grande entreprise d’instruments d’écriture, Baignol et Farjon, est née du voyage d’un industriel de Boulogne en Angleterre d’où il a rapporté des brevets. Même chose à Calais pour la dentelle !

Comment sont financées toutes ces entreprises ?
On trouve dans la région du Nord un réseau de banques régionales relativement dense. À Valenciennes, vous avez la banque Dupont, à Lille la banque Joire, à Boulogne la banque Adam. Si toutes ont un rôle assez actif, le financement des industries repose en grande partie – au XIXe siècle du moins – sur l’autofinancement. Les bénéfices accumulés sont automatiquement réinvestis dans les entreprises. Parallèlement, l’activité courante, comme le paiement des stocks ou de la main-d’œuvre, est financée par les sommes que les entrepreneurs déposent sur des comptes courants auxquels ils ne touchent pas. Pour ce qui est du financement à long terme, un certain nombre de placements sont effectués à l’étranger. C’est du reste une des originalités de ce capitalisme nordiste que d’investir relativement loin de chez lui. Un grand Groupe textile comme Motte possède par exemple plusieurs usines dans l’empire russe, notamment en Pologne, qui est alors un foyer d’investissement notable. Il y a chez Motte à la fois la volonté de bénéficier de conditions d’installation plus faciles qu’ailleurs, notamment pour ce qui est des salaires, mais également un attrait pour les débouchés extérieurs. Pendant la période de l’entre-deux-guerres, des investissements se feront plus loin encore. Ainsi, Prouvost, grand Groupe de peignage de laine, à la recherche de main-d’œuvre peu onéreuse, investira dans le vieux sud des États-Unis, mais aussi en Espagne, en Afrique du Sud, en Colombie, et développera un certain nombre de manufactures textiles. Enfin, des investissements spéculatifs peuvent également avoir cours : la Galicie, qui est la partie austro-hongroise de la Pologne (6), s’avérant une région riche en pétrole, tout un ensemble d’investissements sont réalisés dans ce secteur par quelques industriels du nord de la France. C’est un phénomène relativement éphémère, mais il montre qu’il y a chez ces industriels beaucoup d’argent et qu’ils cherchent des occasions de placements.

Outre cette volonté d’auto-financement, quelles sont les caractéristiques des grands industriels du nord de la France ? Peut-on dire, d’ailleurs, qu’il existe « un patronat du Nord » ?
Je dirais qu’on trouve dans le Nord un patronat assez semblable, par ses comportements, à celui qu’on peut trouver dans d’autres régions, notamment en Alsace, mais aussi en Normandie, autour d’Elbeuf, de Louviers, de Rouen. Les principaux traits du patronat nordiste – c’est-à-dire la « fermeture » de la famille, le contrôle paternaliste de la main-d’oeuvre, la volonté de transmettre un héritage intact à ses enfants, l’affichage d’un mode de vie marqué par une certaine austérité – tout cela se retrouve ailleurs, de même que l’attachement au catholicisme, qu’on retrouve à Reims dans l’industrie textile, ou en Haute-Alsace, transposé sur le plan calviniste. Ce qui est plus original, c’est la capacité assez impressionnante de ces industriels à sans cesse développer des entreprises. Ce phénomène est sans doute à relier à la volonté d’établir ses enfants et de remettre toujours en circuit les capitaux. Pour vous donner un exemple, je vais vous citer cette phrase d’Eugène Motte, grand patron du Groupe Motte au tout début du XXe siècle, qui écrit au ministre du Commerce pour appuyer une demande de décoration pour un des membres d’une autre grande famille textile : « À Roubaix, nous sommes une place de commerce de père en fils, sans absentéisme et sans personne qui fasse Charlemagne. » Faire Charlemagne, aux cartes, ça veut dire rafler la mise à la fin de la partie et sortir du jeu. Ce que veut dire Eugène Motte, c’est qu’à Roubaix, on fait toujours l’effort de réinvestir dans le circuit économique l’argent qui en a été tiré. Cet aspect est très caractéristique du patronat du Nord, en tout cas jusqu’en 1950. Bien sûr, les choses sont certainement plus compliquées et moins schématiques, notamment parce qu’on n’a pas beaucoup d’archives… Et il est bien possible que le patronat du Nord ait réussi à imposer cette image collective d’austérité sans que toutes les familles patronales s’y soient conformées.

« Ce qui est original, c’est la capacité impressionnante de ces industriels du Nord à sans cesse développer des entreprises. »

Par ailleurs, l’austérité professée par les « fondateurs » au début du XIXe siècle n’a plus grand-chose à voir avec le mode de vie des familles de l’entre-deux-guerres. Enfin, même avant 1914, on trouve des dynasties patronales qui ne réinvestissent pas dans la production. C’est le cas par exemple à Armentières, centre textile consacré à l’industrie du lin, à quelques dizaines de kilomètres de Lille. On le constate dans le travail récent de Jean-Marie Wiscart (7) : il a étudié une grande dynastie de l’industrie du lin, les Mahieu, qui ont systématiquement réinvesti leur fortune dans des achats de biens fonciers et de terres agricoles, particulièrement en Belgique ; ils s’y sont d’ailleurs peu à peu établis, à titre de résidence secondaire puis de résidence principale, et ils y ont mené une vie de château… Dans une veine un peu similaire, on constate aussi qu’un certain nombre d’héritiers vont avoir tendance à se tourner vers d’autres horizons. Jean Prouvost, par exemple, héritier d’un grand groupe de peignage de la laine et fondateur de la Lainière de Roubaix en 1911, va rapidement s’intéresser à tout autre chose que le textile et va devenir grand patron de presse !

Existe-t-il une solidarité patronale ?
Oui. S’il y a bien sûr des brouilles inexpiables, des procès, une certaine solidarité s’exprime, notamment face à l’État, face aux banques et face à la main-d’oeuvre ouvrière lorsque celle-ci revendique. Par exemple, dès 1824, les patrons des filatures fondent le « comité des filateurs » ; en 1832, c’est au tour des sucriers avec le « comité des fabricants de sucre indigène » (c’est-à-dire de sucre de betterave) ; en 1850, les industriels liniers créent le « comité du lin »… Ces diverses associations renforcent assez naturellement l’homogénéité du milieu patronal. En 1842, Auguste Mimerel, un patron de Roubaix, dépasse les revendications corporatistes et fonde le Comité de l’industrie, transformé plus tard en Association pour la défense du travail national. L’organisme a pour but le regroupement du patronat autour d’une lutte contre le libre-échange, la baisse des tarifs douaniers et l’ouverture des frontières. Mimerel sera du reste – partiellement – entendu puisqu’en février 1849, il obtiendra l’exclusion des produits étrangers à l’Exposition universelle de Paris. Pour ce qui concerne la volonté de moraliser la main-d’œuvre, un organisme d’un autre ordre est créé, en 1884, à Lille : il s’agit de l’Association catholique des patrons du Nord. Cette association, dont le nom marque l’appartenance à cette mouvance du « catholicisme social », regroupe des patrons du textile, mais aussi d’autres secteurs, autour de la constitution d’un réseau d’œuvres de charité. Son fondateur, Philibert Vrau, est un personnage célèbre dans la région : grand manufacturier, fabricant du fil à coudre « Au Chinois », grand catholique (on le surnomme parfois « Saint-Philibert »), il fait également figure de principal chef de la droite conservatrice et monarchiste. Dans l’entre-deux guerres, les tensions sociales vont devenir très dures et une nouvelle association est créée pour tenter de contrer les revendications ouvrières : il s’agit du Consortium de l’industrie textile. Cette association de patrons, fondée en 1919 à Roubaix par l’industriel Eugène Mathon, a pour objectif de résister aux conflits sociaux grâce au versement d’indemnités de grèves. Les activités du Consortium sont rapidement déléguées à Désiré Ley, l’administrateur-délégué. C’est à lui que le patronat du Nord confie le soin de mater les syndicats ouvriers et d’éviter que ceux-ci n’arrivent à faire triompher les revendications ouvrières. Une partie du patronat du Nord fait donc à cette époque allure de patronat de combat. Cependant, il ne faut pas exagérer ce virage : un certain nombre de dirigeants ne sont pas d’accord avec cette attitude et estiment qu’il convient d’éviter l’affrontement systématique. C’est le cas en particulier d’Eugène Motte, le propre beau-frère d’Eugène Mathon (!), qu’une altercation très célèbre oppose un jour à Désiré Ley. Rencontrant ce dernier sur un quai de la gare de Roubaix, Motte le prend ainsi à partie : « Je ne veux pas avoir de contact avec vous, vous êtes un individu néfaste et répugnant, vous entraînez le patronat du Nord à sa ruine… »

Qu’en est-il du monde ouvrier ? A-t-il lui aussi des spécificités ?
La spécificité du monde ouvrier, dans le Nord-Pas de Calais, tient en partie aux grandes vagues d’immigration. Du côté de la mine, dans les années 1919-1930, on fait en effet affluer des contingents de Polonais, en vertu de traités signés entre le gouvernement français et le gouvernement de Pologne, qui permettent au patronat du Nord, parfaitement organisé sur ce plan, de « regarnir » les galeries de mines, de plus en plus délaissées par les ouvriers français pour qui le métier apparaît comme répulsif. L’immigration polonaise a été tellement marquante que jusqu’à hier, pourrait-on dire, il y avait encore des quotidiens polonais imprimés dans le bassin minier… Après la nationalisation des Charbonnages en 1946, on fera cette fois appel à de la main-d’œuvre marocaine, recrutée dans les régions rurales du Sud du Maroc par des agents payés par les Charbonnages. Dans le textile, c’est la main-d’oeuvre belge qui est venue s’embaucher dans les usines, dès le XIXe siècle à Roubaix-Tourcoing. La population de Roubaix, très bien étudiée par Chantal Pétillon (8), compte ainsi une majorité numérique de Belges au milieu du XIXe siècle !

Vous semblez différencier les ouvriers de la mine et ceux du textile ; n’ont-ils pas de points communs ?
Le monde ouvrier du textile et le monde ouvrier de la mine sont deux mondes très différents. Comme je le disais tout à l’heure, ils sont spatialement séparés, et durant tout le XIXe siècle, ils ne se mélangent jamais, même à l’intérieur des familles. Par ailleurs, dans le secteur textile, le taux de syndicalisation est très bas, parce que la main-d’œuvre est en grande partie féminine, et le syndicalisme est marqué par un certain radicalisme, un jusqu’au-boutisme. Dans les houillères, le comportement des syndicats est au contraire marqué par une volonté réformiste relativement précoce, qui conduit les syndicats de mineurs à conclure avec le patronat des compagnies houillères une convention collective : la convention d’Arras, en 1891. Cela dit, cette distinction doit être relativisée : en 1906, au lendemain de la catastrophe de Courrières, le dialogue des syndicats avec le patronat tourne court.

Quels sont les moments emblématiques des luttes ouvrières de cette région ?
Dans les charbonnages, outre la catastrophe de Courrières, on peut citer deux épisodes importants. Le premier, c’est la grande grève de mai-juin 1941. Le patronat minier avait profité de l’arrivée au pouvoir du Maréchal Pétain et de la tutelle allemande (9) pour réintroduire dans les puits des systèmes de chronométrage détestés des mineurs. Si l’on ajoute à cela que les cadences étaient très dures, on comprend qu’ait surgi chez les militants ouvriers une volonté de résistance contre l’occupant. Cette volonté est assez précoce puisque la grève sera déclenchée avant l’entrée en guerre de l’URSS, qui concentrera alors toutes les forces du parti communiste français clandestin. Le deuxième épisode, bien postérieur, est la grande grève de 1963, lorsque le gouvernement de Pompidou décide de réquisitionner des mineurs pour briser leur opposition à la politique de fermeture des mines. Les trois plus grandes fédérations syndicales s’opposent à la réquisition et le 4 mars 1963, la grève est totale dans tous les puits. Elle va durer plus d’un mois, et s’accompagnera de grandes manifestations (plus de 80 000 personnes à Lens, par exemple !). Cette grande grève est la dernière grande occasion d’unanimité du monde de la mine, mais aussi de l’ensemble de la population du Nord-Pas de Calais, qui fait bloc derrière les mineurs, considérant qu’ils sont encore au cœur de la population active régionale et que les charbonnages sont inséparables de la prospérité du Nord. De grandes grèves marquent également le démantèlement de la sidérurgie dans les années 1973-1978, lorsque Usinor décide de fermer ses usines « de l’intérieur » et de tout miser sur son usine du littoral, à Dunkerque. Cette fermeture est vécue comme un véritable effondrement de l’économie régionale par l’ensemble de la population. On assiste à de grandes manifestations de désespoir de la population ouvrière, à Valenciennes, à Denain, comme on a pu le voir en Lorraine, à Longwy ou à Thionville.

« La grève de 1963 est la dernière grande occasion d’unanimité du monde de la mine, mais aussi de l’ensemble de la population, qui fait bloc derrière les mineurs, considérant que les charbonnages sont inséparables de la prospérité du Nord. »

Si l’on revient au développement économique et industriel du Nord, quelles ont été les grandes étapes de cette histoire ?
Je dirais qu’il y a une première étape qui s’est déroulée de manière continue du début du XIXe siècle jusque, pratiquement, au milieu du XXe siècle (10). Bien sûr, les guerres ont provoqué des heurts dans cette continuité, notamment la Première Guerre mondiale, puisque la moitié de la région a été occupée par l’Allemagne et que beaucoup d’installations ont été ravagées. Mais paradoxalement, les conséquences de cette guerre ont été « bénéfiques » pour l’industrie puisqu’elle a permis une reconstruction tout à fait importante. Celle-ci a été l’occasion d’une grande modernisation, notamment dans les techniques d’extraction du charbon : à la Compagnie des mines de Lens, notamment, on s’est efforcé de forer des puits de plus grande dimension, mieux aménagés, avec un recours systématique à l’électricité. Cette guerre, ressentie par la population comme particulièrement dure, plus dure encore que la deuxième, a donc été en même temps l’occasion d’une modernisation – qui explique en partie « l’explosion » de l’architecture des années trente qu’on voit partout, aussi bien dans les villes que dans les bâtiments industriels.

La crise des années trente a-t-elle eu des effets aussi importants que la Première Guerre mondiale ?
Disons qu’elle a été assez forte. Au niveau des ouvriers, cela s’est traduit par le départ de beaucoup de Polonais, renvoyés chez eux du jour au lendemain, en 1935. Un drame. Au niveau économique, on a observé un affaiblissement profond de la structure financière régionale avec un certain nombre de faillites, comme la Banque Adam à Boulogne. C’est sans doute aussi pendant cette crise que les grands groupes textiles ont commencé à décliner, que leur rentabilité s’est révélée de moins en moins assurée. Les industriels ont alors réagi de manière extrêmement défensive, s’efforçant d’obtenir des pouvoirs publics le renforcement du protectionnisme et, pour les industriels du coton, la défense des débouchés coloniaux (11) – ce qui les a amenés à soutenir, dans un premier temps, le régime du Maréchal Pétain. Cette réaction de défense est intéressante car elle montre, en creux, qu’il n’y a jamais eu de vraie diversification dans le textile, notamment en direction des textiles artificiels (fibres de cellulose) à la fin du XIXe siècle ou des textiles synthétiques (fibres issues de la transformation du pétrole) au XXe siècle. Il y a plutôt eu abandon du textile pour autre chose, par exemple la grande distribution (c’est le cas de la famille Mulliez, fondatrice d’Auchan). Les historiens n’ont jamais compris pourquoi ce virage n’avait pas été pris alors que techniquement, toutes les conditions étaient réunies. Finalement, ce qui est étonnant dans l’histoire de cette région, c’est que la seconde révolution industrielle, au lieu de se produire comme partout ailleurs dans les années 1880-1900, ne s’est tout simplement pas faite ! Et les dirigeants d’entreprises ont pris conscience de la nécessité de la mettre en œuvre au moment où elle était en train de s’achever, c’est-à-dire dans les années soixante… Il y a donc un décalage chronologique qui a été fatal.

(…)
Pour la suite de cet article, se reporter à la version papier.
Dans sa version papier, l’entretien avec Jean-François Eck est ponctué de portraits d’industriels « emblématiques » de l’histoire du Nord, tels Eugène Motte, Philippe Vrau, Frédéric Kuhlmann
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Propos recueillis par Claire Moyrand
Photos : © Véronique Védrenne

NOTES
(1) Voir à ce sujet les travaux de Marcel Gillet et notamment Les charbonnages du nord de la France au XIXe siècle, Éditions Mouton, 1973.
(2) Après la Révolution française, les Anglais instaurèrent un blocus maritime empêchant les liaisons entre la France et les Antilles. En 1806, Napoléon riposta en instaurant le « blocus continental », qui visait à empêcher l’entrée de toute marchandise anglaise sur le continent et, partant, à ruiner l’Angleterre… À vrai dire, le blocus fut un échec. Surtout, le sucre de canne se mit à manquer. Il fallut rapidement trouver un produit de substitution et l’on se tourna alors vers la betterave, qui peut donner du sucre lorsqu’on la « raffine ».
(3) « Capitalisme régional et financement de l’industrie dans la région lilloise entre 1850 et 1914 » (thèse de doctorat).
(4) Ce sera encore plus important après la « famine du coton », qui se produit pendant la guerre de Sécession aux États-Unis, entre 1861 et 1865. Les prix de la fibre de coton seront en effet poussés à un tel niveau que beaucoup d’entreprises cotonnières du nord de la France feront faillite. D’autres réussiront à se reconvertir dans la laine. C’est à partir de cette période que Roubaix se spécialisera pour de bon dans la laine.
(5) Voir l’ouvrage de Christian Borde, Calais et la mer (1814-1914), Presses universitaires du Septentrion, 1997. La Compagnie du Nord a été étudiée dès 1973 par François Caron, dans sa thèse intitulée « Histoire de l’exploitation d’un grand réseau : la Compagnie du chemin de fer du Nord », un travail très important dans l’histoire des entreprises.
(6) La Pologne est alors divisée entre l’empire russe, l’empire allemand et l’empire austro-hongrois.
(7) Jean-Marie Wiscart, Au temps des grands liniers : les Mahieu d’Armentières (1832-1938) – Une bourgeoisie textile du Nord, Artois Presses Université, 2010.
(8) La population de Roubaix – Industrialisation, démographie et société 1750-1880, Presses Universitaires du Septentrion, 2006.
(9) Le bassin minier du Nord-Pas de Calais était géré directement depuis Bruxelles par les autorités nazies.
(10) Jusqu’en 1954, le Nord était la première région industrielle de France, après la région parisienne ; il a ensuite été dépassé par la future région Rhône-Alpes. Voir à ce sujet l’ouvrage de Serge Dormard, L’Économie du Nord-Pas de Calais – Histoire et bilan d’un demi-siècle de transformations, Presses Universitaires du Septentrion, 2001.
(11) Ces industriels ont aussi soutenu l’action du secrétaire général de la Fédération de l’industrie cotonnière, Pierre De Calan, qui a lui-même joué un grand rôle dans le patronat français puisqu’il a dirigé Babcock-Wilcox (qui a fusionné plus tard avec Fives), avant de devenir vice-président du CNPF.