Le Monde | 14 avril 2013
La lutte implacable contre les dérives de l’argent « lancée par François Hollande se heurte à un obstacle de taille : l’impunité ou presque des professionnels de la finance. En effet, malgré la responsabilité de la City ou de Wall Street dans le déclenchement de la plus grave crise économique depuis la Grande Dépression, aucun banquier n’a été inquiété, jugé ou condamné, même dans les cas de fraude avérée. Et ceux qui ont perdu leur emploi ont facilement rebondi comme si de rien n’était.
Comment expliquer l’absence de sanctions ? Le contraste est saisissant avec la crise des caisses d’épargne américaines au début des années 1990 à l’issue de laquelle une centaine de dirigeants s’étaient retrouvés derrière les verrous. Même Alan Greenspan, l’architecte de la politique de laisser-faire et d’argent bon marché à l’origine du tsunami financier pendant les dix- neuf ans passés à la tête de la Réserve fédérale américaine, a reconnu que » bien des aspects de la crise actuelle sont dus à des escroqueries pures et simples « .
Les milieux financiers ont beau jeu de répondre que l’incompétence, l’avidité au gain ou l’imprudence ne constituent pas un crime passible de prison. Franchir la ligne jaune de la morale n’a rien d’illégal. En outre, sur le plan juridique, la pierre de touche du droit anglo-saxon est que tout accusé doit être considéré comme innocent tant que sa culpabilité n’a pas été prouvée devant un juge ou un jury. Il faut prouver » au-delà du doute raisonnable « qu’il s’agit d’un acte délibéré. La réglementation excessive, opaque et incompréhensible permet aux meilleurs avocats d’affaires de faire acquitter leurs clients dans la plupart des procès, telle est l’antienne du lobby bancaire.
On peut habiller de toute forme d’arguments cette impunité, les faits sont là : les seigneurs de l’argent disposent de nombreux atouts pour échapper à la justice.
Tout d’abord, à l’exception des cas reconnus d’escroquerie ou de délit d’initié, les autorités ont préféré la conciliation à l’épreuve de force. Les régulateurs choisissent de poursuivre au civil plutôt qu’au pénal les banques prises la main dans le sac en s’efforçant de trouver un accord à l’amiable. Pour mettre fin aux poursuites, les établissements fautifs payent une amende dérisoire comparée à leurs profits sans avoir à reconnaître la moindre faute.
Autre motif à ce laxisme, les gendarmes des marchés sont pénalisés dans leur chasse aux déviants de la finance par la complexité d’un univers d’autant plus difficile à déchiffrer que les banquiers recourent à un jargon incompréhensible. Un jury populaire est incapable de comprendre cette novlangue ésotérique.
Par ailleurs, en tant qu’employés de la banque, le PDG comme les directeurs et les administrateurs indépendants ne sont pas responsables sur leurs biens personnels. La garantie qu’au bout du compte les actionnaires régleront la note des erreurs encourage » les dérives de l’argent « .
De plus, les institutions financières sont passées maître dans le contournement en toute légalité des réformes du système financier. Les » Grands « , comme Goldman Sachs, Barclays, UBS ou Deutsche Bank, n’ont aucune intention de renoncer au négoce sur fonds propres comme l’exige la législation Volcker aux Etats-Unis. Ces activités très rémunératrices sont démantelées puis rebaptisées souvent par le truchement de paradis fiscaux au nez et à la barbe des régulateurs. L’extrême spécialisation des intervenants permet de brouiller facilement les pistes.
Cette immunité des géants de la finance s’explique aussi par la peur des retombées négatives pour l’emploi. Interrogé par le Congrès au début 2013, le responsable de la direction des enquêtes criminelles au ministère américain de la justice, Lanny Breuer, a reconnu que l’absence de poursuites pénales contre les mastodontes britanniques HSBC (blanchiment) ou Barclays et Royal Bank of Scotland (manipulation du Libor) était motivée par la peur de suppressions d’emplois dans les filiales américaines.
La légèreté des peines imposées aux deux enseignes, condamnées à une simple amende, a ulcéré jusqu’à l’ultra-libéral hebdomadaire The Economist, qui s’interrogeait dans son édition du 15 décembre 2012 : » Une poignée de banques sont-elles devenues trop grosses non pas pour faire faillite, mais pour aller en prison ? «
Enfin, dans les faits, le monde politique a capitulé devant un univers financier passé expert dans l’entrisme institutionnel. Ainsi, pour sortir de l’ornière des subprimes ou pour sauver l’euro, les gouvernements ont souvent fait appel à… des professionnels de la finance. Parfois, il s’agit des mêmes qui ont inondé le monde de produits financiers toxiques ou ont spéculé contre la monnaie unique. » La pensée dominante, c’est que les banquiers sont utiles et connaissent leur travail. Donc, les banques sont incontournables, les grosses banques encore plus. En réalité, c’est faux « , souligne Simon Johnson, professeur à Harvard et ex-économiste en chef du FMI.
Certes, comme l’a indiqué l’ancien premier ministre britannique Tony Blair, aujourd’hui conseiller de JP Morgan, » la solution à nos problèmes n’est pas de pendre vingt banquiers « . Les opérateurs ne sont pas tous fautifs, loin de là. Reste que, malgré la crise, les scandales et la » reréglementation « , l’impunité est toujours de saison.
Marc Roche