Plus dure sera la chute pour les Rastignac asiatiques | Le Monde

Le Monde | 9 avril 2013

Les temps sont durs pour les milliardaires. En Italie, on traque leurs feuilles d’impôts. En France, on scrute leurs comptes à l’étranger. A Chypre, des  » coupes de cheveux  » draconiennes ratiboisent leurs dépôts bancaires. Bruxelles s’attaque aux bonus des banquiers de la City, et peut-être, demain, à ceux des gestionnaires de fonds. A une majorité écrasante, les Suisses votent l’interdiction des  » rémunérations abusives  » des patrons. Même aux Etats-Unis, le statut de milliardaire, à moins d’être assorti de celui de philanthrope, éveille les soupçons.

La crise économique, rapportait, dimanche 7 avril, le New York Times, a mis à la mode, dans les universités américaines, l’enseignement des disciplines permettant de comprendre le capitalisme, ses acteurs, son histoire, ses relations avec la démocratie. Avec, souvent, un regard très critique sur Wall Street.

Il y a, heureusement, encore une terre promise pour les milliardaires : l’Asie. Heureusement ? Le terme est peut-être mal choisi, si l’on en croit deux formidables romans asiatiques, tout récemment publiés en anglais : Secrets of a Five Star Billionaire ( » Secrets d’un milliardaire cinq étoiles « ), de Tash Aw, et How to Get Filthy Rich in Rising Asia ( » Comment devenir richissime dans l’Asie en pleine croissance « ), de Mohsin Hamid. La coïncidence de la parution de ces livres, très différents mais tous deux consacrés aux mirages de l’enrichissement accéléré dans les cités-champignons de l’Asie du XXIe siècle, montre de façon inattendue que si l’appétit individuel pour la richesse dans l’Asie contemporaine vaut largement celui qui a façonné l’Europe au XIXe siècle et l’Amérique du Nord au XXe, son coût humain et moral peut se révéler tout aussi dévastateur.

Autres coïncidences : les deux auteurs sont nés la même année – 1971 – et il s’agit de leur troisième roman. Tash Aw est un Malaisien d’origine chinoise, né à Taipei. Mohsin Hamid est pakistanais, né à Lahore, où il vit aujourd’hui. Tous deux ont étudié dans les meilleures universités du Vieux Monde (Cambridge, Warwick pour Tash Aw ; Princeton, Harvard pour Mohsin Hamid) et sont férus de littérature occidentale (La Chute, de Camus, a inspiré le premier livre d’Hamid ; Aw écrit en anglais mais parle un français parfait). Tous deux sont retournés vivre en Asie, fascinés par une renaissance dont ils ont voulu être les témoins. Il faut lire ces deux livres, dont on espère qu’ils vont être vite traduits, pour comprendre la psychologie des capitalistes de l’Asie d’aujourd’hui.

Le livre de Mohsin Hamid est écrit à la manière d’un manuel de développement personnel, ces guides pratiques qui s’arrachent dans les librairies de Pékin et de Kuala Lumpur. Il s’attache à l’itinéraire d’un jeune garçon dont la famille quitte une vie misérable pour tenter de survivre à Lahore, la grande ville devenue tentaculaire en l’espace de quelques années. Le petit dernier, lui, décide de réussir. Il y parviendra au-delà de ses espérances, mais le prix personnel que chaque étape de cette ascension lui coûtera justifie le titre du dernier chapitre :  » Avoir une stratégie de sortie « .

Cette chronique d’un Rastignac des temps modernes se lit vite, volontairement bouclée en 226 pages pour que, explique l’auteur, les jeunes générations nourries au SMS et au tweet puissent en profiter jusqu’au bout. Son humour grinçant rappelle un autre livre, excellent, Le Tigre blanc, de l’Indien Aravind Adiga (Buchet-Chastel, 2008), qui abordait le thème du boom de l’entrepreunariat high-tech en Inde avec un cynisme ravageur.

Tash Aw tweete aussi (@Tash_Aw) et ses personnages sont accros à leurs laptops et Blackberry, mais la subtilité de son écriture, elle, ne saurait sacrifier aux raccourcis de la technologie. Il a vécu deux ans à Shanghaï pour écrire ce roman et s’attarde brillamment sur l’irrésistible attrait des lumières de la mégalopole chinoise, magnifique et cruelle, à travers l’odyssée de cinq personnages venus séparément de Malaisie chercher fortune à Shanghaï. Le narrateur, Walter Chao, écrit des guides pratiques de développement personnel dont l’un, Five Star Billionaire, fournit le titre du roman.

Tash Aw reconnaît volontiers qu’en l’écrivant, il a beaucoup pensé aux parallèles avec les Etats-Unis d’il y a un siècle et, évidemment, à New York,  » qui donnait l’impression, comme Shanghaï aujourd’hui, que tout est possible « , nous dit-il :  » On ne te pose pas de questions, on ne t’interroge pas sur ton passé. «  Mais c’est bien la Chine qui domine son livre et  » la relation très complexe «  que les jeunes Asiatiques entretiennent avec elle, poursuit-il.  » Dans une méga ville comme Shanghaï, la réinvention n’est pas seulement autorisée, elle est encouragée. Peut-être cette notion est-elle fondamentale à l’identité de la Chine moderne, car elle a dû se réinventer plusieurs fois depuis cent ans. C’est son seul moyen de résister aux changements violents. « 

Alors, ces jeunes immigrés asiatiques qui veulent réussir s’engouffrent à corps perdu, et à coeur perdu, dans leur réinvention.  » Ne laisse jamais ton passé peser sur ce que tu entreprends, dit l’une des personnages, Yinghui Leong. Chaque jour est un jour nouveau. «  Bardés du savoir acquis en Occident, Tash Aw et Mohsin Hamid essaient, chacun à leur manière, de faire bénéficier la génération suivante de leur expérience –  » nos ambitions, nos rêves, achevés et inachevés « , dit Tash Aw.

Mais, aux yeux d’Hamid, le rêve d’aujourd’hui n’est pas achevé non plus.  » Le narratif du marché et de la croissance – plus d’argent, plus de voitures, une maison plus grande -, c’est seulement la moitié de l’histoire. Car l’autre moitié, c’est ce que l’on perd, a-t-il expliqué à la télévision américaine PBS. On devient plus fragile. On perd ceux que l’on aime. Et à la fin, on perd nos vies. Et cet énorme boom économique ne nous a pas préparés à faire face à ces pertes. C’est la source de beaucoup de tensions. « 

A l’autre bout du monde, le philosophe américain Michael Sandel, d’Harvard, ne dit pas autre chose. Son dernier livre a pour titre What Money can’t Buy : The Moral Limits of Markets ( » Ce que l’argent ne peut acheter : les limites morales des marchés « ).

Sylvie Kauffmann