La richesse n’est pas un crime ! | Le Monde

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Pascal Bruckner (Essayiste et écrivain)

La pauvreté n’est pas un crime », explique l’association Emmaüs dans une campagne publicitaire. Il faudrait ajouter : la richesse non plus. Le mauvais tour pris par l’affaire Cahuzac réveille chez nos compatriotes une vieille passion française, la haine de l’argent, née de la rencontre du catholicisme et de l’esprit républicain, et qui n’est la plupart du temps que de l’envie inversée. Comme si la soif de l’or se nourrissait de ce qu’elle enlève aux hommes, prostituait leurs rêves les plus chers.

« Derrière chaque grande fortune, il y a un grand crime« , écrivait déjà Balzac. Les diatribes contre le vil métal font partie du trésor culturel national : «  Mon seul adversaire, celui de la France, n’a aucunement cessé d’être l’argent« , disait le général de Gaulle en 1969 dans un entretien avec André Malraux. Mitterrand lui-même dénoncera en 1971 «  l’argent roi qui ruine et pourrit jusqu’à la conscience des hommes« .

Mais ces proclamations vertueuses ne sauraient tenir lieu de politique à une nation moderne. Elles relèvent de la pose et préparent en général de proches abdications. Paradoxe étonnant : la France n’entre dans le capitalisme mondial, surtout à gauche, que sous l’angle de la dénégation, à travers une débauche d’anathèmes qu’on aurait tort de prendre à la lettre mais qui font porter le soupçon sur toute espèce de réussite.

Au moment où l’on fustige le règne de l’argent, l’Europe s’appauvrit, notre pays subit chômage, marasme, austérité. Etrange monarque qui règne sur un désert. L’argent, c’est d’abord ce qui manque tragiquement : à l’Etat, aux particuliers et la principale terreur de nos compatriotes, c’est le déclassement social. En quoi l’ostentation dans la modestie pécuniaire chez nos ministres, soumis à la contrainte de transparence, ne dupe personne.

INTOLÉRANCE ACCRUE AUX INÉGALITÉS

N’en déplaise à ses détracteurs, l’indécence de l’argent ne réside pas dans son existence mais dans sa rareté, dans sa confiscation insolente par une poignée d’individus : de là notre intolérance accrue aux inégalités, aux rémunérations astronomiques de certains dirigeants qui font sécession de l’humanité commune, persuadés d’être affranchis de toute obligation.

«  Seules les petites gens paient des impôts« , s’écria avec ingénuité, en 1989, Lenoa Hemseley, reine de l’hôtellerie new-yorkaise, poursuivie pour fraude fiscale. Merveilleuse formule qui ramasse l’esprit d’une époque encore prédominante aujourd’hui.

Ce n’est pas la fortune en elle-même qui est scandaleuse, c’est le mensonge et la dissimulation, c’est le refus, à travers l’expatriation fiscale, de reverser à la société une fraction de ce qu’elle vous a octroyé sous forme d’éducation, de soins. Une partie des classes fortunées veut s’isoler, entretenir la fiction d’une robinsonnade de millionnaires.

Or qu’est-ce qu’un enrichissement qui ne contribue pas aussi à l’enrichissement de tous et ne se traduit pas sous forme de fondations, d’écoles, d’hôpitaux, d’actes utiles à la collectivité ?

Sans doute y a-t-il une schizophrénie inévitable vis-à-vis de l’argent, à la fois corrupteur et nécessaire : il peut pour beaucoup d’hommes devenir une fin en soi, un magot qu’on entasse et qui finit par vous posséder, par vous faire basculer dans l’illégalité, voire le crime. Il n’est donc jamais neutre, il brûle, ce pourquoi il n’y a pas de bon rapport à son égard, que des relations d’attachement extrême, de faux dédain ou de rejet.

Reste que nous vivons un moment unique et passionnant : celui de la refondation du capitalisme après la révolution financière des années Thatcher-Reagan qui a émancipé la spéculation de l’économie réelle. « Seuls des capitalistes peuvent tuer le capitalisme« , a dit avec justesse Felix Rohatyn, ancien maire de New York.

LIMITATION DES TRÈS HAUTS SALAIRES

Mais seuls des capitalistes peuvent aussi le sauver alors que le système a failli être englouti par sa propre avidité. Réévaluation du rôle de l’Etat et du marché, séparation des banques de dépôt et des banques d’investissement, surveillance des Bourses, élimination des paradis fiscaux, projet de limitation des très hauts salaires, encadrement des bonus et des parachutes dorés, telles sont quelques-unes des mesures prises, dans la confusion et les clameurs, par les plus lucides.

Nous ne sommes ni dans les années 1930 et encore moins en 1789, comme l’expliquent des esprits paresseux, notre crise est une crise d’adaptation. Elle peut se prolonger encore des décennies ou échouer et nous précipiter dans le chaos. Réinventer un nouvel usage de l’argent, le civiliser sans perdre l’énergie de sa circulation, c’est le défi auquel nous sommes confrontés.

Dénoncer chez les autres ce que l’on incarne soi-même, telle fut l’inversion des valeurs à laquelle s’est livré M. Cahuzac. Mais il ne faudrait pas que cet exemple de duplicité nous entraîne dans une apologie de la pauvreté telle que la défendent les écologistes et certains économistes repentis. Nous demander de chérir l’indigence comme notre bien le plus précieux, vanter «  la frugalité heureuse« , c’est, sous couleur de sauver la planète, vouloir plier les populations à la nouvelle donne économique qui pénalise les classes populaires et moyennes.

Nous sommes déjà en décroissance, elle s’appelle la récession et n’apporte que détresse et malheurs. Ne commettons pas un contresens fondamental : ce n’est pas l’argent qui est fou, c’est son absence.

A vociférer contre le Veau d’or, semaine après semaine, alors que la France s’enfonce, à suspecter dans le moindre succès industriel ou commercial une spoliation ou un vol, on décourage les jeunes générations de travailler chez nous, on pousse les plus talentueux à s’exiler.

Plus grave que la fraude fiscale, la fuite des cerveaux menace directement notre avenir. L’esprit d’entreprise, l’appât du gain, n’ont en soi rien de honteux. S’il y a de l’argent sale, il y a aussi de l’argent juste.