L’appel des « 1% » : taxer les prédateurs, aider les créateurs | Le Monde

Le Monde | 16.06.2013 à 17h25 | Par Pseudonyme collectif « Nous sommes les 1% »

Durant les dix dernières années, le patrimoine des Français est passé de 3 800 milliards à 9 600 milliards d'euros.

 

Nous faisons partie du « 1 % » détesté par l’opinion, de ceux qui ont les rémunérations les plus élevées parce qu’ils comprennent les rouages de nos économies globalisées et savent les utiliser à leur avantage ou à celui de leur employeur.
Certains sont des experts en délocalisations compétitives, d’autres en trading à haute fréquence ou en produits dérivés, et nous nous enrichissons au détriment du produit intérieur brut de nos patries, car c’est mathématiquement la meilleure façon de le faire à cause de l’inepte tissu de lois qui nous y incite.
Cela étant, nous préférerions que le tissu législatif nous incite à des activités à plus forte valeur ajoutée pour le bien commun, et que l’enrichissement individuel ne puisse se réaliser sans enrichissement collectif. Nous aussi souhaitons un monde moins inégalitaire et plus durable pour nos enfants.
La crise des  » dettes souveraines «  actuelle sera sans porte de sortie avec le système législatif, et surtout fiscal, en vigueur. Et, si la plupart des acteurs politiques ont fini par comprendre que les  » marchés «  (nous, vous, tout le monde) ne prêteraient plus d’argent sans avoir une chance de le revoir et que l’  » austérité «  (réalisme budgétaire) était un passage obligé, ils n’ont toujours pas tous assimilé que l’on ne pouvait réellement rembourser ses dettes qu’avec de la richesse créée et non pas empruntée.

FAVORISER LA CRÉATION DE VALEUR
Les méthodes habituelles ne s’appliquent plus au stade où nous en sommes, et toute politique de relance par l’endettement est vouée par avance à l’échec. La première femme de ménage venue sait qu’elle n’obtiendra plus de crédit de personne si elle ne peut faire face à ses échéances, et elle recherchera alors avant tout des compléments d’activité pour augmenter ses revenus.
Par pitié, essayons d’être collectivement aussi intelligents qu’elle.
Il incombe aux législateurs de mettre en place le cadre favorisant la création de valeur, et jusqu’à présent, c’est plutôt raté. Partout nous entendons  » il faut se répartir la richesse « , mais toujours ce n’est que le revenu du travail qui est considéré, or dans une économie mondialisée l’offre de travail locale est économiquement très élastique au coût du travail (ce qui signifie que, comme une savonnette, plus vous allez appliquer une pression forte dessus, plus il partira loin…). Il n’y a pas d’alternative, si nous voulons avoir plus de revenus, il faut produire plus à l’intérieur du pays (PIB).
Un réflexe simpliste consiste à diaboliser les marchés financiers et les investisseurs, car le commun des mortels se rend bien compte des nombreuses injustices qu’ils impliquent (sans comprendre forcément lesquelles). Mais il importe de distinguer l’investissement créateur de valeur (outils de production, formations, etc.) de l’investissement prédateur de valeur (trading à haute fréquence, marchés locatifs, bulles sur les matières premières, etc.) et de favoriser le premier au détriment du second.
Toute richesse immobilisée pour en obtenir une rente (et non pas financer une production) ne crée pas de valeur, mais ne sert qu’à en prélever sur l’économie productive et devrait donc être découragée par les législateurs censés défendre les intérêts de la collectivité (ou alors nous avons fait 1789 pour rien, car le système s’est reproduit).

9 600 MILLIARDS D’EUROS
Durant les dix dernières années, le patrimoine des Français est passé de 3 800 milliards à 9 600 milliards d’euros, et le montant global de la dette de la France n’est « que » de 1 700 milliards. Nous aurions donc très largement pu nous libérer de notre endettement en appliquant une structure de taxation différente.
Si vraiment l’économie n’est pas un sujet qui vous parle, pour comprendre notre situation actuelle, nous pouvons utiliser l’analogie suivante : prenez un malade (nos économies) sur son lit d’hôpital, il est couvert d’hématomes (liquidités immobilisées qui ne servent à rien), à tel point que la plupart de ses organes ne sont plus irrigués par ce sang immobilisé et sont en train de mourir (austérité, récession, chômage), alors on lui transfuse du sang en grande quantité dans l’espoir d’irriguer ces organes mourants (mise à disposition de liquidités des banques centrales…), mais en fait la majeure partie de ce sang part augmenter la taille des hématomes (augmentation des inégalités, développements des bulles spéculatives sur les matières premières, l’art, l’immobilier), jusqu’à ce que le malade décède par la nécrose des organes mal irrigués ou qu’un bon médecin ferme les canaux alimentant les hématomes et les résorbe ce qui permet de forcer le sang a circuler correctement à nouveau.
Pour réellement sortir de la crise il faut, et il suffit de :
Premièrement, supprimer autant que possible les charges et impôts portant sur le travail créateur de richesses, ainsi que sur les ressources mobilisées pour le financement de ces activités. Par exemple, diminuons les charges sur le travail de 30 %, et supprimons l’impôt sur les revenus des activités salariées et des investissements productifs. En revanche, continuons à taxer les activités prédatrices pour financer ces mesures (voir le deuxième point).
A l’heure actuelle, les montants des impôts et charges pesant sur le travail sont tellement élevés que nous avons tous tendance à essayer de tout faire par nous-mêmes (pelouse, peindre ses volets, faire garder les enfants, gérer la dépendance des personnes âgées, etc.), alors que nous supportons par ailleurs un chômage grandissant.

CREUSER LES INÉGALITÉS
Il serait quand même largement préférable de pouvoir rémunérer quelqu’un de plus qualifié pour réaliser ces tâches, à des coûts raisonnables, sans que cela soit appelé du travail au noir. Cela réduirait les inégalités par une meilleure circulation des revenus, tout en faisant progresser la qualité de vie de tous. )
Si tous les français décident de donner un euro à un chanteur parce que sa dernière chanson leur plaît, il ne semble pas indécent que son revenu dépasse 60 millions d’euros et qu’il en garde la libre disposition, sous réserve que ce montant soit dépensé (réinjecté dans l’économie) ou investi dans des sociétés qui vont créer des produits ou des services pour nos concitoyens.
Par contre, si ces sommes sont par exemple immobilisées dans des biens immobiliers pour en retirer une rente, elles ne servent plus qu’à prélever de la richesse produite par des travailleurs pour augmenter un enrichissement sans fin (jusqu’à destruction du système) et creuser les inégalités (d’autant plus que cela alimente la spéculation immobilière, et le renchérissement des actifs immobiliers).
Deuxièmement, mettre en place une imposition des ressources non investies dans la production de richesse. Taxons, par exemple, les revenus financiers venant d’investissements réalisés sur des matières premières par des acteurs non capables de transformer ces matières ou, de manière plus générale, toute ressource (options, futures) détenue par un acteur non industriel qu’il ne sait pas transformer lui-même.
Cela réduira notablement l’intérêt de la plupart des produits dérivés ; taxons aussi chaque émission de transaction financière, qu’elle soit ultérieurement annulée ou pas, pour supprimer tout intérêt aux activités de trading à haute fréquence ; enfin, rendons progressive la taxe foncière en fonction du nombre de mètres carrés détenus (franchise de 20 m2 par résident de la résidence principale, puis taux croissant par tranche de 50 m2 supplémentaires détenus), ce qui forcera les gros investisseurs à réorienter leurs placements vers l’économie productive, tout en fluidifiant le marché de l’immobilier.
Actuellement, de nombreux investisseurs misent sur une dégringolade économique des pays  » industrialisés «  (en voie de désindustrialisation…) et parient sur les matières premières, l’or, le blé, le pétrole, grâce aux tonnes de liquidités mises sur le marché par les banques centrales.
Ce faisant, ils relancent la pire des inflations qui soit (pour les individus) et participent à la déstabilisation de nos économies (tout en s’enrichissant sans rien produire).
Qu’un fabricant de pain puisse acheter des contrats  » futurs «  sur le blé est normal, qu’une banque, un fond, etc. puisse acheter des actions d’un fabricant de pain est normal, mais qu’une entité purement financière soit laissée libre d’investir en direct sur des matières ne sera jamais que de la spéculation sans aucun intérêt pour la collectivité.
Quand nous laissons faire ça, à notre détriment collectif et au bénéfice des seuls bonus de certains, et qui plus est grâce à des liquidités provenant de l’endettement souverain, il y a de quoi se demander si après tout nous ne méritons pas ce qui nous arrive.).

SÉPARER LES ACTIVITÉS DE DÉPÔT DES ACTIVITÉS D’INVESTISSEMENT
Troisièmement, mettre en place une taxation de la consommation avec une échelle de progressivité en fonction inverse de la nécessité des produits et activités taxés et de leur impact sur l’environnement. Cela permettra aux importations de participer au financement de notre système social (sans protectionnisme) et aura un impact positif sur notre balance commerciale.
Il y a de plus en plus de gros SUV circulant partout, et particulièrement dans les centres villes, ne serait-il pas normal de faire porter une taxe sur la consommation (à taux très élevé, 40% à 60%) à ce type d’engins qui puent, polluent, et prennent une place considérable pour ne transporter le plus souvent qu’une seule personne ?
En allant au bout de la logique actuelle, un célèbre concepteur de tablettes tactiles (très très bien valorisé par les marchés) concourt en fait au déficit commercial de son pays, car il n’en fait travailler aucun producteur (trop cher).
Ne serait-il pas normal que la vente de ses produits finance, grâce au renchérissement des taxes sur la consommation, les coûts sociaux que la collectivité doit supporter pour assumer ses décisions ?
La plupart des dirigeants des grosses sociétés cotées occidentales (dont notre CAC40) ne se plaignent pas auprès des structures politiques, car elles se sont adaptées et sous-traitent sur les pays à  » bas coûts «  la majeure partie amont de leur chaîne de valeur tout en préservant leurs résultats financiers propres, ce faisant elles pilotent la désindustrialisation de nos économies et externalisent toute croissance potentielle.

« RÈGLE D’OR »
A l’inverse, pour vendre aux grosses sociétés chinoises équivalentes vous avez obligation de produire en Chine via une joint venture à majorité chinoise (ce qui pénalise forcément ces sociétés, mais améliore la croissance chinoise via les transferts d’activité induits).
Quatrièmement, appliquer la « règle d’or » suivante : l’assiette des impôts et taxes évoquées aux deuxième et troisième points doit être calculée de façon à équilibrer le budget de l’Etat tout en maintenant le financement de notre système social.
Enfin, cinquièmement, séparer les activités de dépôt des activités d’investissement au sein des banques.
Jusqu’ici, la collectivité a pris à sa charge le sauvetage de l’actionnariat des banques, ainsi que de leurs dirigeants et de leurs cadres, pour qu’il n’y ait pas de conséquences sur les titulaires des comptes de dépôt.
Si les activités bancaires étaient dissociées dans des entités juridiques différentes en fonction de leur nature, la collectivité aurait pu laisser ces – très riches – banquiers perdre leur emploi, leur actionnariat – qui s’est bien enrichi jusque-là – assumer leurs pertes, sans que cela ait d’effet sur les titulaires des comptes de dépôt et sur l’endettement souverain.

DE DROITE MAIS DE GAUCHE
Aujourd’hui, lorsqu’un banquier fait prendre des risques à sa banque, il ne s’exposera même pas à la perte de son emploi, et, tant que le risque ne se matérialise pas, il engendre des bonus faramineux… Il aurait bien tort de s’en priver.
Conclusion : nous sommes de droite, car nous voulons que les entrepreneurs aient plus de chances de succès et que les revenus du travail et du capital investis pour financer des activités productives ne soient plus taxés.
Mais nous sommes de gauche, car nous voulons la préservation de notre système social (dont on pourrait quand même améliorer la productivité…), la réduction des inégalités et la redistribution des richesses immobilisées. Et nous sommes écologistes, car nous voulons que les gaspillages superflus soient le plus possible découragés par une taxation plus forte de tout ce qui pue, pollue ou nuira à l’environnement de nos enfants.
Ces décisions auraient dû être prises lors de l’apparition de la crise, mais l’occasion a été ratée. Nous avons été profondément déçus de voir des mesures similaires être comprises trop tardivement (TVA sociale, mais avec une amplitude très insuffisante), et nous sommes effondrés de voir qu’il n’en est plus de prévues.
En appliquant les principes qui viennent d’être énoncés, même une décroissance permettant de préserver notre environnement serait indolore grâce à la réduction des inégalités qui en résulterait.
Malheureusement, dans nos vieilles démocraties européennes, où l’on fait carrière en politique avec peu de possibilités de retour à la vie  » civile « , le but de nos politiques est avant tout leur réélection et ils savent que les électeurs votent avant tout  » contre «  quelqu’un, avant de voter  » pour « des idées, par suite la réalisation de vraies réformes structurelles relève d’un quasi-suicide politique, alors il n’est pas étonnant de ne voir que des successions de  » mesurettes «  plus ou moins consensuelles et sans effet économique autre que d’augmenter notre endettement.
Ainsi, aucun nouveau Roosevelt ou De Gaulle n’a osé se montrer pour faire (re-faire (?)) le travail, mais il serait temps d’y penser avant que ce soit un nouvel Hitler qui s’y colle.

« Nous sommes les 1 % » est le pseudonyme collectif d’un groupe d’industriels, entrepreneurs, investisseurs, banquiers et économistes, acteurs de l’économie française.

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