Le bonheur, une chose trop sérieuse pour être laissée aux sondeurs | Alternatives économiques

ALTERNATIVES ÉCONOMIQUES, 27/04/2013 à 09h48

Jean Gadrey | Economiste

Depuis quelque temps, on en fait des tonnes avec des statistiques de « bonheur » issues de sondages, où l’on pose aux gens une question du genre « êtes-vous globalement satisfait de la vie que vous menez et pourriez-vous noter votre degré de satisfaction entre 0 et 10 ? ».
Les commentaires fleurissent sur le prétendu déficit de bonheur des Français au regard d’autres peuples. Je ne vais pas y aller par quatre chemins : tout cela, c’est du vent médiatique, en même temps qu’une source de notoriété facile pour un petit cercle d’économistes spécialisés dans la ventilation.
Je ne dis pas qu’on ne peut rien faire ou dire d’intéressant dans le domaine de « l’économie du bonheur » (objet d’un bon petit livre de Sophie Davoine dont j’ai déjà rendu compte).
Mais ces histoires de Français malheureux, ce « benchmarking » international, avec des explications hautement spéculatives de notre prétendu malheur, c’est à peu près aussi sérieux que les thèses des économistes Algan et Cahuc sur le fait que nous serions le pays de la défiance généralisée.
Des thèses réduites à néant, y compris sur le plan méthodologique, par des critiques dont j’ai également fait état. Serais-je trop sévère ? A vous de voir, compte tenu de ce qui suit.

Pour l’OCDE, la France est au-dessus de la moyenne
Les prophètes de malheur, par exemple ceux qui sont parvenus à « vendre » à la presse britannique un article à succès sur la morosité des Français, en tapant au passage sur le système éducatif français (qui a bien des défauts, mais rien ne prouve leur influence sur ces données), se gardent bien de présenter les statistiques comparatives complètes.
Ils vous disent que la note moyenne de bonheur subjectif des Français est inférieure à celle des Etats-uniens, des Canadiens, des Suisses ou des Nordiques. Ce qui est vrai. Vous disent-ils que nous sommes un peu mieux classés que le Royaume-Uni, et nettement mieux que l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie ou le Japon ?
Voici le dernier tableau disponible de l’OCDE pour 33 pays. La France est 14e, au-dessus de la moyenne pour cet ensemble, avec une note de 7, contre 7,1 aux Etats-Unis, une différence non significative. L’écart est plus significatif avec l’Allemagne (6,7, soit la moyenne pour les pays de l’OCDE) et plus encore avec le Japon et l’Italie (6,1).

Indices de satisfaction de vie (OCDE)
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Zut, à l’heure où le modèle allemand nous est présenté comme la seule voie de sortie, ce serait un anti-modèle de bonheur national ? À quel saint se vouer ?
Zut, à l’heure où le modèle allemand nous est présenté comme la seule voie de sortie, ce serait un anti-modèle de bonheur national ? A quel saint se vouer ?
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : il n’y a pas de malheur français avéré, même en s’appuyant sur ces données, qui sont fort discutables comme on va le voir.

Je pourrais aussi bien me mettre 9 que 3
Je ne sais pas quelle note vous vous donneriez, mais en ce qui me concerne je serais bien embêté. Je pourrais aussi bien me mettre 9 que 3. Supposons en effet qu’au lieu de me demander une réponse instantanée, les sondeurs de mon bonheur me laissent quelques jours de réflexion.
Je pourrais alors tenir un raisonnement me conduisant à la note 9 sur 10. Il suffirait pour cela que je me dise que, par rapport à la majorité de mes concitoyens, je suis, selon des critères strictement individuels, sinon un « privilégié », en tout cas quelqu’un qui a la chance d’avoir une bonne retraite, des activités qui le passionnent, des amis et des proches super, des petits-enfants adorables, une santé moyenne mais acceptable, etc.
Je pourrais même théoriser cela en termes de « capabilités » au sens deAmartya Sen : j’ai vraiment un large éventail de libertés de choix de vie souhaitée pour mon âge avancé. Note = 9. Mais une toute autre séquence réflexive, de type dépressif, pourrait aussi emporter mon jugement vers une très mauvaise note.
Nous vivons dans un monde de chômage, d’exclusion, de travail stressant, le fric règne en maître, les inégalités sont insupportables, les risques de violences locales et mondiales sont perceptibles, mes petits-enfants vont peut-être connaître un monde terrible en raison de la crise écologique, nos politiques ne font rien de sérieux pour réorienter tout cela, la démocratie est malade, les grands médias sous influence néolibérale, la xénophobie menace.

Toutes ces considérations collectives affectent gravement mon bonheur individuel, elles m’angoissent parfois. Note = 3.

Pas comme si on classait en fonction du taux de crime
L’incertitude est donc vraiment radicale, même sur le plan des réponses individuelles. Mais elle l’est encore beaucoup plus pour des comparaisons internationales.
D’abord parce que, dans mon petit raisonnement précédent, j’ai mentionné le fait que j’étais amené à me noter, sur les critères individuels, « par rapport à la majorité de mes concitoyens ». Il y a donc forcément du relatif dans un tel jugement, relatif à la société dans laquelle on vit.
Implicitement, on juge sa qualité de vie ressentie en tenant compte, au moins pour une part, de celle des autres, de l’environnement social. Ce n’est pas comme si on classait les pays en fonction de leurs émissions de CO² ou de leur taux de crimes.
En fait, ces notes par pays ne sont pas vraiment comparables parce que les normes de bonne vie diffèrent selon les sociétés. Or, se noter entre 0 et 10, c’est se référer implicitement à des normes de très bonne ou très mauvaise vie.
Ensuite, si le jugement global de « satisfaction par rapport à la vie que l’on mène » est (c’est mon hypothèse) un mélange de critères individuels et de critères collectifs de vie en société, il n’y a aucune raison pour que tous les peuples, compte tenu de leurs histoires, de leurs cultures, de leurs religions… pondèrent de la même façon ces deux composantes (entre autres) du bonheur déclaré.
Par exemple, un peuple amérindien pour qui le « bien vivre » est étroitement associé au fait de vivre en harmonie avec la nature, plus que sur les critères individualistes occidentaux, pourra décrocher une note excellente avec beaucoup moins de « qualités de vie individuelle ».

De la poudre aux yeux culpabilisantes
Sur le plan formel, c’est la même question que l’on pose (avec des problèmes de traduction), mais elle n’a pas forcément le même sens partout. Il n’est pas certain que les habitants des pays nordiques et ceux des Etats-Unis notent « la même chose » en répondant à une question globale qui semble identique.
Je résume : tout cela, c’est de la poudre aux yeux culpabilisante en direction de ces Français souvent présentés comme d’incorrigibles râleurs. Faisons en sorte que les citoyens délibèrent sur ce qui compte le plus pour eux, sur ce qu’ils aimeraient laisser comme patrimoines ou biens communs aux générations suivantes, sur ce qui peut ou non se traduire en indicateurs.
Le bonheur est une chose trop sérieuse pour être laissée aux sondeurs et à ces classements internationaux largement dépourvus de sens.

MAKING OF
Cet article a été initialement publié sur le blog que Jean Gadrey tient sur Alternatives Economiques. Nous le reproduisons avec son amicale autorisation.