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Les Arnault, les Mulliez et les Bettencourt trustent toujours les trois premières places du classement Challenges des 500 plus riches de France. Constat édifiant: en quinze ans, moins de six sur dix figurent encore dans cette édition.
CE palmarès des 500 fortunes professionnelles françaises est le quinzième que publie Challenges. C’est donc un anniversaire qui compte, et qui permet d’analyser la façon dont notre société a évolué en une décennie et demie. Le constat est édifiant: des 500 fortunes que nous classions il y a quinze ans, moins de six sur dix figurent encore dans cette édition. Sur notre radar, par exemple, plus de traces des Guichard (Casino), Defforey (Carrefour), Dubois (Castorama)… Non pas que ces fortunes de la distribution, caractéristiques de la France des Trente Glorieuses, aient disparu, mais elles se sont diluées. En vendant leur société à un concurrent ou à un fonds, les entrepreneurs se sont transformés en rentiers. Et disparaissent de notre classement, qui ne s’intéresse qu’aux fortunes qui continuent de faire croître l’économie.
En outre, les riches familles qui sont restées à la barre de leur groupe, comme les Arnault (1ère fortune de France avec 21,2 milliards d’euros), les Mulliez (2e, 21 milliards), les Bolloré (10e, 3,8 milliards) ou les Bouygues (22e, 2,3 milliards) n’ont pas fait le mauvais choix. Car, en quinze ans, la valeur de leur patrimoine a explosé, comme en témoigne l’évolution de la fortune de la famille Dassault, passée de 1,5 milliard d’euros en 1996 à 7,5 milliards. Les Bettencourt (3e, 17,5 milliards), dont le patrimoine a été exposé aux Français depuis les disputes entre la mère Liliane et sa fille Françoise, n’ont pas eu à souffrir de ce déballage: leurs 31% d’actions de L’Oréal ont triplé de valeur en quinze ans.
Cette bonne « fortune », pour reprendre le mot que Liliane Bettencourt a toujours préféré à « richesse », se retrouve à tous les niveaux de notre classement des 500: alors qu’il suffisait en 1996 de 14 millions d’euros pour y entrer, il en faut aujourd’hui au moins 60. En quinze ans, notre Fmic (fortune minimale pour intégrer le classement) a donc quadruplé. Le Smic n’a progressé, lui, que de 57 % sur la période. Et le PIB français a fait à peine mieux (+ 63 %). Sur quinze ans, les fortunes ont donc crû six fois plus vite que la moyenne de l’économie du pays ou que ses rémunérations les plus basses.
C’est évidemment l’évolution de la Bourse qui a permis à un tel fossé de se creuser. Après la faillite de la banque Lehman Brothers (chute de 42% pour l’indice CAC 40 en 2008), les cours se sont repris ces deux dernières années (+ 20%). Ils ont permis à certaines valeurs de retrouver des sommets, et ont entraîné une forte revalorisation de la participation de leurs principaux actionnaires. Surtout quand la spéculation s’en est mêlée. L’offensive sur Hermès lancée par Bernard Arnault, désormais propriétaire de 20% des titres, a boosté le cours de Bourse du sellier. La capitalisation d’Hermès est passée de 11 à 19 milliards d’euros en quelques mois. Et la fortune des principales branches héritières, propriétaires de 62% du capital, est passée de 7,5 milliards à 12 milliards d’euros.
La crise n’est donc plus qu’un mauvais souvenir pour les riches. La France se réveille, et se révèle étonnamment favorisée sur ce terrain fertile. Si l’on en croit une étude du Credit Suisse publiée en septembre dernier, l’Hexagone compterait 2,2 millions de foyers millionnaires en dollars, naturellement devancé par les Etats-Unis et le Japon, mais loin devant l’Allemagne (1,6 million), l’Italie (1,4 million) et le Royaume-Uni (1,2 million). Cette estimation est certes beaucoup plus importante que le nombre d’assujettis à l’Impôt de solidarité sur la fortune (560.000), qui s’appliquait, avant sa réforme en cours, justement à un niveau proche du million de dollars (760.000 euros). Mais on se souvient que l’ISF laisse de côté les actifs professionnels. Avec un millionnaire pour trente habitants, la densité française serait donc la plus élevée au monde! Par rapport aux autres pays de l’Union européenne, l’écart s’explique par les placements fructueux dans la pierre, le faible endettement, et aussi, selon la banque helvète, par « des inégalités de fortune plus élevées que chez ses voisins ».
« Inégalités ». Le mot qui fâche est lâché. Le système social redistributif à la française est bel et bien en panne depuis la fin des années 1990. Il y a un an, Challenges avait publié avec l’Ifop un sondage qui montrait que 69% des Français jugeaient leur société profondément injuste. Pourtant, les chiffres publiés par le Conseil des prélèvements obligatoires sont formels: la France est l’un des rares pays développés où, entre 1985 et 2005, l’écart de revenus entre les 10% les plus pauvres et les 10% les plus riches (de 1 à 5) a diminué -c’est même celui où il a reculé le plus. Mais ce qui est nouveau, et qui a été mis en évidence par une étude de l’économiste Camille Landais, c’est que les inégalités explosent par le haut. C’est en effet à l’intérieur des 10% de foyers les plus aisés -étudiés pour la première fois par Camille Landais- qu’a été faite la plus surprenante découverte: alors que les revenus de 90% des foyers ont progressé de 5% entre 1998 et 2005, ils ont grimpé de 9% pour les 10% au-dessus, de 20% pour le 1% des plus riches, de 32% pour le 0,1% de super-riches (35.000 foyers) et de 43% pour le 0,01% de mégariches (3.500 foyers). Deux explications à ces disparités: les très hautes rémunérations sont les seules à avoir crû à très grande vitesse, et ont d’ailleurs propulsé certaines stars du business dans notre classement (Charles Edelstenne de Dassault Systèmes, Maurice Lévy de Publicis…). Surtout, à ce niveau, les revenus du patrimoine prennent le pas sur ceux du travail (les deux tiers des revenus des 3.500 les plus riches proviennent de loyers, intérêts, dividendes, plus-values). Or ce sont ces revenus-là qui ont le plus performé… et qui sont les moins imposés.
Moins voyante et moins bien connue statistiquement, l’inégalité des patrimoines -écart de 1 à 400 entre les 10% les plus pauvres et les 10% les plus riches- s’est aussi accrue ces dernières années, surtout parmi les mieux dotés, comme l’ont montré les travaux de l’économiste Thomas Piketty. Quoi de commun entre les 10% de privilégiés (3,5 millions de foyers) qui gagnent en moyenne 80.000 euros par an et possèdent un patrimoine d’environ 500.000 euros, et, au sommet de la pyramide, le 0,01% (3.500 foyers) qui jouit de 3,5 millions de revenus annuels et d’actifs supérieurs à 50 millions d’euros? C’est comme si la lutte des classes s’était déportée vers le haut. « Les Français ont toujours été susceptibles sur les questions d’égalité et d’argent, rappelle Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop. Mais avant, le ressentiment venait surtout des classes populaires, de la gauche. Aujourd’hui, il imprègne toutes les classes, traverse les clivages politiques. Les entrepreneurs, les cadres, les patrons de PME sont aussi excédés par les privilèges excessifs de cette oligarchie qui n’est plus sur leur planète. »
Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, ajoute un élément à cette ombre portée sur les classes les plus privilégiées: leur manque d’intérêt pour la chose collective. « En public, elles sont muettes sur leur vision économique ou sociale, leurs idées pour redresser la France, regrette l’économiste de la Compagnie financière Edmond de Rothschild. En privé, c’est pire: beaucoup sont cyniques ou déclinistes. » Le peu d’enthousiasme exprimé en France pour la croisade de Bill Gates et Warren Buffett et leur engagement à redistribuer la moitié de leur fortune est aussi symptomatique d’un capitalisme frileux et vieillissant. Même la famille Bettencourt, qui a pourtant créé la fondation la mieux dotée de France (750 millions d’euros de capital), n’a pas encore réussi à donner une âme à son projet philanthropique. L’affaire Banier a laissé des traces, au point que la fondation Bettencourt Schueller n’a toujours pas trouvé de directeur général.
Cette tentation immobiliste est le parfait reflet de fortunes principalement transmises. Une récente étude de la Société générale et de Forbes qui répertorie l’origine du patrimoine des milliardaires montrait ainsi que 67% des fortunes françaises provenaient d’un héritage, à peu près comme en Allemagne (64%) ; à l’inverse, aux Etats-Unis, 68% des « dix zéros » sont des self-made-men et même 80% au Royaume-Uni! Louis-Dreyfus (7e patrimoine français, 6,6 milliards), Peugeot (15e, 3 milliards), Hermès, Rothschild sont des fortunes plus que centenaires. Et même les grands bâtisseurs des années 1980, François Pinault (5e, 8,1 milliards) ou Jean-Claude Decaux (11e, 3,4 milliards), n’ont rien de plus pressé que de fonder à leur tour une dynastie.
Parmi les 51 milliardaires de notre classement, un seul est parti de rien il y a dix ans, en bricolant dans son garage: Xavier Niel (12e, 3,2 milliards), le fondateur d’Iliad-Free et inventeur de la Freebox. Plus bas dans les rangs de nos « 500 », il y a de belles surprises, comme Thierry Ehrmann, fondateur de la société internet Artprice, entré cette année dans notre classement. Mais elles sont trop rares. Son patrimoine est passé de 17 à… 90 millions d’euros en un an sur une belle intuition: Artprice va bientôt pouvoir, grâce à de nouvelles dispositions européennes, réaliser des transactions entre ses clients sans passer par un intermédiaire. Et comme Sotheby’s, Christie’s et Artcurial, percevoir de confortables honoraires sur ces ventes en ligne.
L’écrivain François de Closets, grand pourfendeur des corporatismes, s’inquiétait dans nos colonnes du manque de brassage des classes les plus aisées: « L’économie de marché tire sa dynamique de l’inégalité. Pouvoir entreprendre, s’enrichir, c’est le moteur de la société capitaliste. Mais, pour être accepté, cet enrichissement doit être accessible à tous ceux qui ont la motivation et le talent. Et il faut qu’il rémunère un risque, pas des privilèges acquis. »
Surtout, la perception d’injustice dans l’opinion est aiguisée par le fait que l’impôt ne joue plus son rôle de redistribution. Et les révélations publiées autour de la famille Bettencourt n’ont fait qu’accentuer ce sentiment. La dispute entre la propriétaire de la troisième fortune de France et sa fille a mis au jour son imposition réelle: comparée à ses revenus colossaux (280 millions de dividendes en 2009), sa feuille d’impôt apparaît particulièrement légère (40 millions). Rien d’illégal dans le montage. Simplement une illustration caricaturale des effets pervers du bouclier fiscal, dont Liliane Bettencourt a été la plus importante bénéficiaire en France -un chèque de l’Etat de 32 millions en 2009-, et de la maîtrise des holdings. En pleine affaire Bettencourt, sept Français sur dix réclamaient la suppression du bouclier fiscal, selon un sondage BVA.
D’après les chiffres du rapporteur à la commission des Finances de l’Assemblée, Gilles Carrez (UMP), les trois quarts des 191 patrimoines les plus importants assujettis à l’ISF (65 millions d’euros au minimum) ont profité du bouclier fiscal, qui leur a permis de diviser par six leur impôt. Et concernant l’utilisation des holdings, la France est, selon Michel Taly, fiscaliste chez Arsene Taxand, « un quasi-paradis fiscal »: ces structures profitent d’une décote de 20% de leurs actifs, ne subissent pratiquement pas l’impôt sur les sociétés, peuvent déduire leurs dettes en cas d’achat de titres et ne sont pas taxées sur les plus-values en cas de cession de titres. Les ultrariches en usent à l’envi: les Bettencourt (Téthys), les Dassault (GIMD), Bruno Bich (MBD), Romain Zaleski (Carlo Tassara)…
Dans leur dernier ouvrage, « Pour une révolution fiscale » (Le Seuil), Thomas Piketty et Camille Landais ont démontré que le système fiscal français devenait régressif à partir du seuil des 1% les plus riches. L’Insee a constaté que ces privilégiés profitaient d’une ponction fiscale limitée à 20% de leurs revenus, largement inférieure au taux d’imposition de bien des cadres et des professions libérales. Effet d’une imposition plus douce sur les revenus du patrimoine, et des niches. Ainsi, l’investissement outre-mer via le Girardin industriel a été une excellente affaire pour nombre de très riches contribuables qui ont bénéficié de réductions d’impôts jusqu’à 140% de la mise. Même leurs plaisirs et leurs passions bénéficient d’intéressantes ristournes fiscales. Les chasses sont, dans le cadre fiscal des forêts, largement exonérées d’ISF et de droits de succession. Exonérées aussi totalement: les œuvres d’art, les voitures de collection et les propriétés viticoles. Que penser des 32 contribuables qui en 2010 déclaraient plus de 16,5 millions de patrimoine imposable, mais moins de 3.500 euros annuels de revenus?
A l’heure où les finances publiques sont exsangues, où les hausses d’impôts semblent inévitables, l’évaporation fiscale chez les riches, parfaitement légale, ne passe plus. Nicolas Sarkozy, plombé autant par sa soirée de victoire au Fouquet’s que par le bouclier fiscal, est stigmatisé comme le « président des riches ». Et pourtant, « matraquer les riches n’apportera pas les milliards manquants et risque de les pousser à l’exil, avertit l’économiste Christian Saint-Etienne. Mais rétablir au moins une équité fiscale est un préalable, un symbole, sans quoi les Français n’accepteront pas de faire des sacrifices ». Les grandes fortunes sont donc prévenues: elles devront elles aussi participer à l’effort. L’admettront-elles?
par Gaëlle Macke et Eric Tréguier, journaliste et chef de la rubrique « Finances privées » àChallenges.