Que reste-t-il du capitalisme ? | La Tribune

Michel Santi* | 21/08/2013, 03:50 – 1326 mots

Pour retrouver de la croissance, les pays occidentaux devront innover. Mais, pour l’économiste Michel Santi, la finance les en empêche en tuant l’outil de production et, par extension, le capitalisme de papa…

Notre avenir et notre prospérité dépendent de l’innovation, mais celle-ci n’intéresse quasiment plus personne au sein de nos sociétés occidentales. Les Etats-Unis eux-mêmes, qui furent le modèle suprême envié par le monde entier, dont les inventions et créations contribuèrent à améliorer l’existence de centaines de millions de personnes, se retrouvent depuis quelques années à la traîne en termes d’innovation. Une étude de la  » Information Technology & Innovation Foundation  » les place désormais effectivement au quatrième rang derrière de très petits pays comme Singapour ou la Finlande.
Pire encore puisque, sur les 10 dernières années, ils sont avant-derniers (d’une longue liste) pour la progression de leur innovation, juste devant la dernière de la classe globale qu’est l’Italie ! Une récente étude de l’OCDE constate par ailleurs que les Etats-Unis ne fabriquent guère plus de produits de pointe, et qu’ils se retrouvent aujourd’hui largement distancés par des nations ayant fortement investi dans la recherche, dans l’éducation, et qui ne souffrent pas d’une inégalité des revenus aussi choquante qu’aux USA.
Finance folle
De fait, les fondamentaux qui caractérisent une économie dite « traditionnelle «  ont été amplement bouleversés, tant aux USA que dans la majeure partie des nations européennes. C’est en effet une inversion des valeurs qui a progressivement – mais sûrement – non seulement privé l’appareil de production des investissements qui y étaient canalisés, et qui permettaient naguère d’améliorer tant les conditions de travail des salariés que la qualité des produits manufacturés.
C’est, en outre, un flux inverse de liquidités que les entreprises ont subi puisque les capitaux en ont même été extraits, sachant que cette déprédation et que cet assèchement de l’outil de travail se déroulent aujourd’hui selon une ampleur proprement « industrielle » ! L’inventivité et l’initiative des entreprises se sont effectivement effacées devant l’efficience de la finance qui a littéralement pompé des capitaux indispensables à la recherche, à la technologie, à la formation depuis la quasi-totalité des secteurs productifs.
Intérêts vitaux sacrifiés
Que celles et ceux qui sont toujours persuadés aujourd’hui que les financiers se bornent à faire de l’argent avec de l’argent reviennent à la réalité. Car tant le système financier que ses exploitants (qualifiés révérencieusement d’ « investisseurs ») s’enrichissent sur le dos de ceux qui conçoivent et qui produisent nos biens d’équipement et nos produits industrialisés.
En y regardant d’un (tout petit) peu plus près, il est aisé de constater que l’hypertrophie de la finance et de ses profits tout aussi démesurés qu’indécents se sont concrétisés en foulant aux pieds les revenus des pauvres et de la classe moyenne, comme la qualité de nos emplois. Bref, c’est les intérêts vitaux de la vraie économie qui ont progressivement été sacrifiés à l’autel de la finance, des investisseurs, des spéculateurs, du court-terme et de leurs bénéfices.
Course aux profits C’est une authentique confiscation des ressources qui a eu lieu : qui a privé les citoyens d’une croissance stable, qui a empêché l’amélioration de leur niveau de vie, qui a déstabilisé l’économie à la faveur de l’implosion répétitive de bulles spéculatives, et qui a soustrait à nos économies une part substantielle de sa prospérité.
Confiscation qui s’est opérée au bénéfice exclusif d’une ingénierie financière ayant engraissé les actionnaires, les directions exécutives des grandes entreprises, et bien-sûr les promoteurs et les concepteurs de ces véhicules d’aliénation, à savoir les financiers. Autant d’acteurs majeurs qui ne sont nullement préoccupés de l’avenir de notre économie, mais dont les efforts, dont l’initiative et dont les énergies sont tendus vers la course aux profits, à toujours et à encore plus de profits. Sachant que la voie royale pour y parvenir passe nécessairement par une taxation favorable, par une régulation laxiste, par des salaires et des bonus élevés, et par toujours moins d’investissements en faveur de l’éducation et les infrastructures. Saviez-vous que de nos jours – oui en 2013 ! -, la nouvelle maxime de Wall Street et de la City est : « I.B.G.-Y.B.G. » ? « I’ll Be Gone, You’ll Be Gone », soit en français : « je ne serai plus là, vous ne serez plus là », qui signifie très clairement que les cataclysmes de demain – inévitables comme conséquence des comportements d’aujourd’hui – ne sont pas leur problème. Les financiers, et tous ceux qui gravitent autour d’eux ne seront en effet plus ici…et ce sera à d’autres de gérer les problèmes. Il va de soi que cette enième version d’ « après moi le déluge » se fiche éperdument de stabilité financière, de la classe moyenne, de la qualité de nos emplois, etc…
Le trading a détruit le capitalisme
L’investissement d’antan a aujourd’hui cédé la place au trading, la manipulation des cours en bourse étant quotidienne afin tout à la fois de maximiser les profits sur le court terme, de satisfaire les actionnaires et de gonfler les rémunérations des directions générales. Le « shareholder value », cette posture consistant à privilégier le détenteur de cash – c’est-à-dire l’actionnaire – a décimé l’appareil de production, a détruit le capitalisme d’antan, a fabriqué des conglomérats à taille inhumaine exclusivement destinés à optimiser les profits, tout en piétinant bien-sûr les salariés, les contribuables, la recherche, le développement, la formation… C’est donc la totalité du système d’intermédiation financière qui fut progressivement détourné de sa vocation originelle pour se retrouver en finalité – c’est-à-dire aujourd’hui-, entièrement voué et dévoué à transformer nos entreprises en machines à sous hautement profitables.
Wall Street et ses émules ont dénaturé le paysage industriel, et des affaires en général, pour les amener à devenir – et à ne devenir que – des opérations hyper margées, c’est-à-dire dont la vocation se réduit exclusivement à la rentabilité, sur le court terme, de ce capital prompt à se détourner pour aller vers des transactions plus juteuses.
Mutiler l’outil de travail
Quelle est, aujourd’hui en 2013, la valeur ajoutée économique d’une entreprise vénérable comme General Electric, et en quoi contribue-t-elle à l’amélioration de notre vie quotidienne ? La vérité est que GE (comme tant d’autres) concentre toutes ses énergies et ses ressources afin de réaliser des profits en bourse en lieu et place de créer des produits remarquables, comme par le passé. Ayant dès les années 1980 diversifié ses activités dans les prêts hypothécaires, dans les cartes de crédit et dans le business des activités financières en général, ce secteur devait très rapidement constituer la moitié de ses bénéfices !
Voler le citoyen ordinaire
Un sondage effectué par Lawrence Mitchell, de la George Washington University, révèle aujourd’hui que 80% des patrons (CEO) des plus importantes entreprises américaines n’hésiteraient pas à « mutiler » leur outil de travail pour satisfaire aux objectifs de rentabilité fixés par les analystes. La fièvre de la financiarisation devait en effet tout contaminer sur son passage : elle devait aliéner toutes les ressources de l’entreprise qui se devait dès lors d’être affamée pour réaliser des bénéfices à court terme. Elle imposait de déréguler les institutions financières qui étaient censées faire prospérer l’économie, elle concentrait toutes les énergies vitales de l’innovation en faveur de produits financiers toujours plus complexes. De fait, l’innovation majeure consista dès lors à trouver toujours d’autres outils et d’autres moyens permettant de déposséder – voire de voler – le citoyen ordinaire.
La spéculation a remplacé le travail
Et c’est à partir de ce stade que les dérivés, que les titrisations, que les produits exotiques, que la spéculation et que les bulles spéculatives détrônèrent la valeur travail. Tandis que les CEO des entreprises américaines gagnaient en moyenne 30 fois plus que le salarié moyen il y a trente ans, cet écart s’est creusé aujourd’hui à … 273 fois !  ( Source : Economic Policy Institute ).
Nos grands patrons valent-ils vraiment autant ? Nous devons collectivement prendre conscience que les marchés financiers ne créent nulle valeur, et qu’ils doivent être subordonnés et placés fermement sous la tutelle de l’économie productive. Car, pour paraphraser Paul Volcker, les distributeurs automatiques de billets (ATM) représentent la seule innovation utile de la finance de ces 20 dernières années !

*Michel Santi est un économiste franco-suisse qui conseille des banques centrales de pays émergents. Il est membre du World Economic Forum, de l’IFRI et est membre fondateur de l’O.N.G. « Finance Watch ». Il est aussi l’auteur de l’ouvrage « Splendeurs et misères du libéralisme »