Le Monde | 12 avril 2013
Le vote à l’Assemblée nationale le 13 février d’un amendement fait obligation aux banques françaises de publier dès 2014 les informations relatives à leurs filiales, leur chiffre d’affaires et leur effectif, pays par pays.
Le Sénat a amélioré ce texte. Le Parlement est donc prêt à prendre ses responsabilités. Il avait d’ailleurs anticipé sur une des mesures annoncées par le président de la République mercredi 10 avril. Personne n’ignore qu’édicter une obligation sans sanction est un encouragement à l’affichage et la chronique d’un constat d’échec. Le législateur doit s’en emparer. La France offre ainsi le pire des visages tout en ne semblant pas désespérer de donner le la.
Personne ne disconviendra qu’en cette période de rigueur, l’évasion fiscale est plus que jamais un manquement à l’éthique et au civisme. Les révélations de ces derniers jours soulignent ce paradoxe ahurissant : la crise devrait nourrir l’exigence de solidarité, or elle semble plutôt alimenter l’inverse, l’intolérance à l’impôt.
Qui peut douter de la toute-puissance de l’argent-roi et de ses meilleurs partenaires, les paradis fiscaux, les lobbies au service des banques plus actifs que jamais, si l’on met en miroir la répétition des engagements et des recommandations des décideurs publics, du G20 et des institutions financières avec des chiffres qui restent assassins ?
Selon le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, les actifs financiers des particuliers dissimulés dans les paradis fiscaux atteignent 17 000 milliards d’euros. Cette somme serait même sous-estimée et se situerait autour de 26 000 milliards, soit dix fois le produit intérieur brut (PIB) annuel français. Le montant de l’évasion fiscale en France est à peu près équivalent à la charge de la dette publique, soit 36 à 50 milliards d’euros, selon un rapport du Sénat.
Ce sont parfois les mêmes acteurs et leurs réseaux d’influence qui, par leur incivilité proclamée ou clandestine, creusent la dette et refusent toute mesure de nature à la réduire. Source d’incompréhension, de colère et de populisme de tous bords, les citoyens voient bien qu’au moment où le trou noir de l’économie mondiale s’aggrave et se révèle par fragments, s’exerce sur eux une pression sociale, fiscale, croissante.
En France, depuis des décennies, les sommes accumulées dans les paradis fiscaux s’élèveraient à 600 milliards d’euros, soit près de 10 % du patrimoine des Français et 1/6e du budget de l’Etat, selon l’enquête effectuée par Antoine Peillon, publiée en 2012.
L’accord passé à l’été 2009 entre l’Allemagne et la Suisse – qui tend à transformer les banquiers suisses en percepteurs pour les fiscs étrangers – a été qualifié par l’association des banquiers privés suisses de nirvana pour le fisc allemand. Les banques, meilleures alliées des citoyens dans le recouvrement de la dette publique, font coup double en pérennisant ainsi le système d’évasion fiscale que cet accord laissera impuni.
Chypre n’était pas le temple de la vertu, mais comment ne pas comprendre ses citoyens qui vont payer le prix fort, alors que déjà se délocalisent vers d’autres eldorados européens les capitaux russes menacés. L’Europe offre encore un immense espace de shopping fiscal.
Dès lors que le PNB du Luxembourg est constitué à hauteur de 25 % par les produits financiers, le Grand-Duché restera une citadelle imprenable par la loi et les juges européens, puisqu’il abrite les mécanismes d’opacification des flux financiers. L’annonce d’un aménagement par le Grand-Duché du secret bancaire résonne comme une rustine opportuniste.
François Hollande a été élu sur des valeurs et des principes. Or c’est sur ces valeurs et ces principes qu’une trahison exceptionnelle fait trébucher la République irréprochable. Les épreuves sont souvent synonymes d’un moment de vérité que le courage commande d’affronter. Les idées, les propositions sont là depuis des années tant se sont succédé des recommandations et des rapports qui sont aisés à convertir en articles de loi.
Les mesures annoncées par le président de la République sont un pas significatif, mais on doit aller plus loin. La création d’un office central de lutte contre la fraude et la corruption – absorbera-t-il le service central de lutte contre la corruption créé par la gauche dès 1993 ? – est salutaire sous réserve qu’il soit doté de pouvoirs effectifs à la hauteur de l’ambition affichée. Cet office devra pouvoir saisir le procureur financier à compétence nationale proposé par le chef de l’Etat.
La nouvelle Haute Autorité chargée de recevoir les déclarations de patrimoines, les déclarations d’intérêt des membres du gouvernement, des parlementaires, et des dirigeants locaux devra aussi pouvoir saisir ce nouveau procureur. On est accablé par la résistance de certains élus de gauche à rendre visibles les leurs. Le soupçon vient de l’opacité, non de la transparence.
Le délit de corruption d’agents publics à l’étranger doit être étendu à celui de trafic d’influence qui favorisera une réelle responsabilité éthique, celle dont se prévalent les entreprises sur Internet. Il faut aussi prévoir une protection renforcée des lanceurs d’alertes dans le secteur public.
Il faut qu’à l’échelon européen la France amorce enfin une dynamique qui fasse que l’Europe institutionnalise l’échange automatique d’informations entre les banques et les administrations fiscales des pays qui la composent. Les Américains l’ont fait, en partie, en 2010. La France et l’Allemagne doivent prendre des initiatives fortes en faveur de la mise en place de sanctions à l’égard des paradis fiscaux non coopératifs et être à l’avant-garde d’une bataille pour que soient taxés les flux en provenance ou en direction des paradis fiscaux et judiciaires, pour rendre obligatoire la tenue pour chaque Etat d’un registre national des trusts et autres entités juridiques qui concourent à l’opacité du système financier.
L’Europe doit se donner un délai pour démanteler les paradis fiscaux et judiciaires européens qui ne cessent de narguer la loi européenne, les citoyens et creuser nos déficits publics. Un parquet européen, comme le président de la République l’a annoncé, doit être créé pour coordonner les enquêtes en matière de criminalité transfrontalière et d’atteinte aux intérêts financiers de l’Union.
La Commission européenne estime à 1 000 milliards d’euros le montant de la fraude pour l’ensemble des Etats, soit à peu près le budget de l’Union. C’est la condition nécessaire mais non suffisante de voir rétabli un minimum de confiance entre les citoyens et la parole publique. C’est la condition pour que le message universaliste de la France ne soit pas anéanti car ces graves turbulences sont l’allié du cynisme chez nous et ailleurs.
Alexandre Dumas disait à propos de l’argent : » C’est un bon serviteur et un mauvais maître. « Le fait qu’un homme ait oublié ces mots non seulement ne saurait disqualifier les engagements de François Hollande, mais en rend la mise en oeuvre encore plus nécessaire et audacieuse.
William Bourdon
Avocat, président de Sherpa