Suède : du modèle social au paradoxe social | La Tribune

Robert Jules et Romaric Godin | 28/05/2013, 17:39 – 1210 mots

Depuis plus d’une semaine, la Suède est le théâtre, comme la France en 2005, de manifestations violentes, en particulier dans les quartiers pauvres des banlieues où vivent la majorité des Suédois d’origine étrangère. Un malaise qui exprime l’écart croissant des inégalités sociales depuis quelques années sur fond de croissance économique. Les autorités donnent la priorité à la rigueur budgétaire de préférence à un modèle social qui fut longtemps cité en exemple.

Depuis plus d’une semaine, la Suède est secouée par des manifestations violentes, qui opposent aux policiers les jeunes des quartiers les plus pauvres de Stockholm, et des autres grandes villes du pays, où se concentre la population d’origine étrangère. Des scènes qui rappellent celles qu’ont connues les banlieues françaises en 2005.
Voici qui écorne l’image d’une Suède, modèle économique et social du reste de l’Europe. Une image, fondée sur un mélange réussi de croissance économique, d’intégration sociale et de tolérance qui a fort bonne presse depuis plusieurs années dans les pays plus méridionaux, comme la France ou l’Allemagne. En réalité, ce modèle « protestant » semble avoir depuis plusieurs années du plomb dans l’aile.

L’émergence d’un parti xénophobe et anti-européen
Les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège ou la Finlande ont déjà connu, à plus ou moins grande échelle, une remise en cause de ce modèle depuis plusieurs années. La Suède semblait épargnée jusqu’au début des années 2010. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et l’émergence du parti xénophobe et anti-européen des « Démocrates Suédois » lors des élections au Riksdag, le parlement suédois, en 2010, qui a obtenu 5,7 % des voix, l’a montré. Désormais, les sondages donnent ce parti en troisième position, à près de 10 % des intentions de vote. D’un côté des émeutes, de l’autre une extrême-droite en progression : la société suédoise ne va décidément pas bien.
La Suède est pourtant une des économies les plus solides de l’Union européenne. L’activité ralentit certes depuis 2012 où elle n’a été que de 0,8 %, mais le pays a connu une vigoureuse croissance, une des plus fortes du continent, en 2010 et 2011 (avec 6,6 % et 3,7 %!). Même l’Allemagne est battue ! Les fondamentaux suédois sont excellents : peu d’inflation (même si ces derniers mois elle tend à augmenter), pas de risque lié à l’euro, une dette faible, un déficit réduit qui a succédé – crise oblige – à plusieurs années d’excédents. Et, surtout, il y a le fameux modèle social qui offre 480 jours de congé parental pour chaque naissance, une politique généreuse d’accueil des immigrés – en 2012, le pays a accepté 43.900 demandeurs d’asile (Syrie, Afghanistan, Somalie), 50% de plus que l’année précédente – ou encore qui permet au pays d’occuper le haut des classements mondiaux d’éducation.

Une colère alimentée par des causes économiques
Mais le cas suédois vient prouver que les « modèles » ont eux aussi leurs problèmes et que des chiffres macro-économiques de rêve ne règlent pas tous les problèmes. Car cette colère des banlieues suédoises est aussi alimentée par des causes économiques. Selon l’OCDE, les Suédois d’origine étrangère, qui représentent 15 % d’une population qui s’élève à 9,6 millions d’habitants, connaissent un taux de chômage de 16%, contre 6% pour les personnes nées en Suède.
Paradoxalement, la croissance suédoise elle-même, de par sa vigueur, est à l’origine de ces inégalités croissantes. Un récent rapport de l’OCDE constate : « La majorité des Suédois ont connu une hausse de leur standard de vie durant des décennies, mais l’écart de richesse croît rapidement. La Suède est ainsi le pays où le niveau de pauvreté relative (établi par rapport au revenu médian. En France, un ménage est pauvre si son revenu est inférieur à 50% du revenu médian. NDLR) a le plus progressé depuis 1995 (passant de 4% de la population à 9%), ce qui l’a d’ailleurs fait passer de la 1ere à la 14e place dans le classement en matière d’inégalités. Toutefois, la Suède reste en la matière en-dessous de la moyenne de l’OCDE, qui s’affiche à 11%. »

Un sentiment de déclassement lié à l’augmentation des inégalités sociales
Finalement, peu importe que la Suède soit mieux lotie que les autres. La réalité, c’est qu’une partie de sa population s’éloigne de l’autre, ce qui remet en cause le modèle scandinave traditionnel de « welfare-state » fondé sur un écart réduit entre les classes sociales. Cet écart croissant alimente le malaise de Suédois d’origine étrangère, qui se considèrent comme les laissés pour compte de la croissance, mais aussi celui des Suédois d’origine les moins fortunés qui estiment que les étrangers « profitent à leurs détriment » des avantages sociaux.
Or, d’où vient cet écart croissant ? En grande partie de la politique menée depuis 2006 par le gouvernement de centre-droit de Fredrik Reinfeldt. Son ministre des Finances, Anders Borg, idole des Libéraux scandinaves avec sa queue de cheval, sa boucle à l’oreille et sa vision très simple du monde, a fortement réduit les impôts et la dette. Il a fait une politique dont rêverait pour la zone euro la Bundesbank. Tout ceci a fragilisé une grande partie de la société, notamment après la crise de 2008 que la croissance de 2010-2011 n’a pas totalement effacée sur le plan social.

La fin de la domination de la social-démocratie dans la vie politique
Avec la réduction des allocations, la précarisation de l’emploi et une politique de privatisation, le gouvernement suédois a accentué le tournant libéral pris par la Suède au lendemain de la crise de 1992 qui a bien failli mettre le pays en faillite et qui a conduit à une remise en cause profonde du modèle de société dans tous les pays nordiques et à la fin de la domination de la social-démocratie dans la vie politique. Dans les pays du nord, on aime désormais présenter ce qui a été fait depuis 1992 comme un modèle à suivre pour l’Europe méridionale car c’est la preuve que « l’austérité, ça marche. »
Les émeutes de la banlieue de Stockholm rappelle toutefois que tout n’est pas si simple et que les succès enregistrés en termes de croissance ou de dettes ont un revers. Et que ce revers, on l’a vu, est un vrai mal-être d’une grande partie de la population.

Garder plus que jamais le cap de la rigueur
Face aux manifestations, il ne faut toutefois pas compter sur une remise en cause de la politique menée. Sous l’effet de la hausse des prestations sociales, le budget public est redevenu déficitaire (- 1,1% du PIB prévu en 2013), ce que devrait inciter le gouvernement à garder plus que jamais le cap de la rigueur, d’autant plus que l’inflation pointe (+ 3,4% en mars sur un an, un des taux les plus élevés en Europe).
Tout ceci irrite beaucoup Anders Borg qui ne cesse de répéter sa détermination à retrouver la « croissance saine » des années 2010-2011. C’est dire si les inégalités sociales devraient continuer à se creuser. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes. Après 1,5% prévu cette année par la Commission européenne, la croissance pourrait s’accélérer à 2,5% en 2014.

Une croissance soutenue par la consommation
« Contrairement aux précédentes reprises économiques, traditionnellement soutenues par les exportations, cette fois-ci, le principal moteur de la croissance devrait être la demande intérieure », souligne la commission. La majorité des Suédois consomment grâce à l’augmentation salariale et les baisses d’impôts de ces dernières années, soutenant une activité qui en revanche ne crée pas suffisamment d’emplois. C’est tout la singulatiré de la situation, plus la croissance s’accélère, plus le malaise grandit.
Un malaise qu’on ne réglera pas à coup de matraques et d’effectifs policiers. La Suède d’Anders Borg découvre qu’une politique uniquement focalisée sur la vertu budgétaire n’est pas toujours un sésame politique pour obtenir la stabilité sociale et le bien-être.