Exil fiscal : derrière la psychose, pas de hausse marquée des départs | Le Monde

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Par Samuel Laurent

L'immeuble du minstère des finances à Bercy.

Le chiffre était « multiplié par cinq » depuis 2012, la tendance en « nette hausse » : pas moins de « 5 000 personnes » allaient quitter la France, assuraient certains articles. Bref, l’exil fiscal, érigé par une partie de la presse en question nationale et matérialisé par des cas emblématiques – comme Bernard Arnault ou Gérard Depardieu –, menaçait de vider la France de ses grandes fortunes.

Pourtant, à y regarder de près, ces affirmations reposaient souvent sur des chiffres pour le moins partiels. Ici, un avocat fiscaliste qui disait avoir traité « quinze dossiers d’exil fiscal en 2012, contre cinq en 2011 », et un déménageur assurant :« Nos camions partent sans discontinuer vers la Suisse, la Belgique et la Grande-Bretagne. » Là, de« études empiriques dans les cabinets d’avocat ». Mais peu  de chiffres officiels et publics venaient étayer cette thèse d’un exil fiscal accru par l’arrivée au pouvoir du PS, pourtant amplement relayée dans les médias et les discours politiques.

Beaucoup de bruit, d’angoisse et de fureur, pour… rien. Ou presque. C’est Le Figaro, en pointe sur le sujet, qui révélait, mercredi 20 février, de premiers chiffres récents sur la question de l’exil. A l’Assemblée, l’opposition réclamait depuis des mois le nombre de déclarations au titre de « l’exit tax ». Cette taxe, mise en place en mars 2011 par le gouvernement Fillon, visait à imposer la plus-value réalisée par des contribuables fortunés à l’occasion de la vente de leurs actions lors de leur départ de l’Hexagone. Pour y être assujetti, il faut vendre ses actions moins de huit ans après son départ, et en détenir pour plus de 1,3 million d’euros.

Bercy vient de fournir à la commission des finances de l’Assemblée les premiers chiffres. Au 31 décembre 2012, le ministère des finances avait reçu 250 déclarations d' »exit tax » au total. Sur ce nombre, 128 déclarations concernent des départs survenus en 2011, et 122 des départs en 2012. Aucune accélération, donc, pour les gros patrimoines boursiers.

La donnée, limitée aux gros portefeuilles, est partielle, mais elle dément l’hypothèse de départs massifs des plus fortunés. Et en la rapprochant d’autres chiffres, on peut sérieusement relativiser la réalité d’un exil fiscal qui « exploserait », comme on peut le lire ça et là.

LES DÉPARTS DE CONTRIBUABLES REDEVABLES DE L’ISF SONT RELATIVEMENT STABLES

La question de l’exil fiscal est régulièrement brandie depuis une dizaine d’années, parmi d’autres indicateurs, réels ou fantasmés, du déclin de la France. Pourtant, les statistiques montrent plutôt une relative stabilité. La plus souvent citée est celle du nombre de redevables de l’impôt sur la fortune (ISF) qui quittent le pays.

Voici les chiffres depuis 2001, qu’on a comparés avec le nombre de foyers assujettis à l’ISF, qui figurent sur le graphique ramenés à la même espèce (ils sont en milliers quand les départs sont comptés par foyers). Comme on le voit, après une hausse entre 2003 et 2007, les chiffres sont plutôt stables jusqu’en 2010, entre 600 et 850 redevables de l’ISF par an choisissant de quitter la France.

Il faut intégrer la question des retours. Si ceux-ci ne sont pas connus pour toutes les périodes, selon le Conseil des prélévements obligatoires, en 2006, 2007 et 2008, on a compté entre 226 et 312 retour de contribuables « exilés » par an.

Autre indication intéressante : le ratio entre nombre de foyers assujettis à l’ISF et nombre de départs. Comptabilisé entre 2001 et 2009, il est d’une forte stabilité, et oscille entre 0,14 % et 0,18 %.

LA FRANCE EST LE PAYS EUROPÉEN QUI COMPTE LE PLUS DE MILLIONNAIRES

Bien entendu, ces statistiques sont partielles, puisqu’elles ne comptabilisent que les redevables de l’ISF. Mais il n’existe pas d’autres indicateurs fiables, au-delà « d’études » de cabinets d’avocats fiscalistes à l’objectivité parfois questionnable. Par ailleurs, la question se pose d’une définition de « l’exil fiscal », qui est différent du fait de partir travailler à l’étranger, par exemple.

On peut aussi se pencher sur les questions de nationalité. On se souvient, en effet, de la polémique suscitée par la décision de Gérard Depardieu de demander la nationalité belge. Début 2013, un chiffre a provoqué l’émoi : le nombre de demandes de nationalité belge de la part de Français aurait doublé, selon des parlementaires.

Pourtant, là encore, au-delà d’un effet « loupe », les chiffres sur le long terme montrent tout sauf une explosion : en 2001, 1 025 Français ont obtenu la nationalité belge. Ils étaient 836 en 2007, soit bien plus que les 126 demandes enregistrées par la commission parlementaire pour 2012. De même,  il serait intéressant de regarder non l’exil fiscal mais les installations d’étrangers sur le territoire, notamment les retraités britanniques ou belges.

Au-delà de la psychose de « l’exode des riches », brandie régulièrement, on peut aussi rappeler d’autres données tout aussi indicatives. Ainsi, selon une étude annuelle du Crédit Suisse, 8 % des millionnaires en dollars vivent en France en 2012, ce qui classe notre pays au 3e rang mondial, derrière les Etats-Unis et le Japon, et au premier rang européen, devant l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Un chiffre là aussi plutôt stable : en 2010 déjà, la même étude plaçait la France à la même position de 3e mondiale par le nombre de millionnaires.

En réalité, cette question de l’exil fiscal mélange une foule de sujets différents, qui sont souvent présentés pêle-mêle et favorisent la confusion : la fiscalité des plus aisés, la taxation des plus values et des gains financiers, mais aussi le financement des entreprises et l’attractivité de la France aux yeux des investisseurs étrangers. Autant de points qui gagneraient à être évoqués autrement que par  le prisme du départ de tel ou tel acteur ou PDG, ou de quelques centaines de contribuables.