Pas de Belgique pour les pauvres | Le Monde

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Selon un sondage de l'Institut CSA, près d'un Français sur deux (48 %) se considère comme pauvre ou sur le point de le devenir.
Selon un sondage de l’Institut CSA, près d’un Français sur deux (48 %) se considère comme pauvre ou sur le point de le devenir. | AFP/FREDERICK FLORIN
 

Quel talent, ce Depardieu ! Une tirade de Cyrano n’aurait pu faire plus bel effet : citoyen français je demeure, et l’un des plus célèbres ; contribuable belge je deviens, cédant au charme bucolique du fisc voisin. Et cela, à la veille d’une conférence nationale de lutte contre la pauvreté, réunie à Paris par le gouvernement.

Bravo l’artiste ! Comment imaginer mise en scène plus éclatante de ce que le sociologue américain Christopher Lasch (1932-1994) avait qualifié, voilà vingt ans, de « révolte des élites ». Ou de ce que le directeur d’Alternatives économiques, Thierry Pech, a analysé comme la « sécession des riches » (Le Temps des riches. Anatomie d’une sécession, Seuil, 2011).

Les riches – pardon, certains d’entre eux – vont donc planter leur tente ailleurs. Les pauvres, eux, sont d’une fidélité à toute épreuve, enracinés dans les replis de la société française, ses villes, ses banlieues et ses campagnes, laminés par le chômage de masse, accablés, quand ils ne sont pas révoltés, par l’impuissance publique à les aider efficacement à sortir de la misère et de l’indignité.

ACCUMULATION DE DÉSASTRES INDIVIDUELS

La litanie des chiffres est, hélas, saisissante. Comme une accumulation de désastres individuels, avant d’être collectifs. En 2010, selon la dernière statistique de l’Insee, 8,6 millions de personnes – près d’un Français sur sept – étaient pauvres en France métropolitaine : elles vivaient sous le « seuil de pauvreté monétaire » fixé, en Europe, à 60 % du « niveau de vie médian ». En clair, avec 964 euros par mois pour une personne seule.

Cette pauvreté touche 20 % des enfants et des jeunes de moins de 18 ans, près de 22 % des 18-24 ans, 20 % des non-diplômés, un tiers des habitants des zones urbaines sensibles, un tiers aussi des familles monoparentales, plus de 36 % des chômeurs. Le pire est le cumul de ces handicaps.

Jean-Paul Delevoye, le président du Conseil économique, social et environnemental, était plus alarmiste encore, il y a un an. En effectuant des rapprochements avec le nombre des exclus bancaires, les personnes traitées par les commissions de surendettement, celles qui font l’objet de retenues sur salaires, etc., il estimait qu’« il y a aujourd’hui 12 à 15 millions de personnes pour qui les fins de mois se jouent à 50 ou 150 euros près ».

AUGMENTATION DE LA PAUVRETÉ

Encore ces chiffres datent-ils de 2010. L’explosion du chômage depuis dix-huit mois n’a pu que les aggraver. Marie-Arlette Carlotti, la ministre chargée de la lutte contre l’exclusion, le reconnaît d’ailleurs sans détour : « La pauvreté connaît en France une augmentation sans précédent. »

Maigre consolation : la situation française est moins calamiteuse que celles de l’Espagne, de la Grèce, de l’Italie, ou même du Royaume-Uni et de l’Allemagne. Mais cruel constat : le taux de pauvreté est, en France, plus élevé qu’il y a un quart de siècle.

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir multiplié les filets de sécurité : création du revenu minimum d’insertion (1988), création du contrat initiative emploi (1995), loi d’orientation de juillet 1998 faisant de la lutte contre l’exclusion un « impératif national », création de la couverture maladie universelle (1999), création du revenu de solidarité active (2008). Sans oublier la promesse de Nicolas Sarkozy de faire reculer d’un tiers le niveau de la pauvreté en France, dont on mesure aujourd’hui la vanité.

Tous ces dispositifs ont freiné, mais pas arrêté une vague qui met à nu toutes les fractures sociales du pays, ses fragilités, précarités et anxiétés croissantes.

ASSOCIER À CETTE MOBILISATION LES ASSOCIATIONS

Le gouvernement a donc raison de s’attaquer à nouveau au problème. Comme il a eu raison d’associer à cette mobilisation les associations confrontées à ce fléau quotidiennement. D’Emmaüs au Secours catholique, de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale à la Cimade, aux Familles rurales et bien d’autres, elles ont planché durant l’automne sur les questions d’emploi, de logement, de santé, de surendettement, de politique de l’enfance, d’accès aux droits et aux biens essentiels. Et formulé des propositions tous azimuts.

Il faudra juger sur pièces les mesures annoncées, ce mardi 11 décembre, par le premier ministre. Du fait de la crise économique, des contraintes budgétaires et de l’explosion du chômage, on peut craindre qu’elles ne parviennent, au mieux, qu’à ravauder des politiques de solidarité dont on constate l’efficacité plus que relative.

Mais tout vaut mieux que l’attitude choquante d’une droite qui a fait de la dénonciation du « cancer de l’assistanat » l’un de ses chevaux de bataille, attisant sans vergogne l’hostilité entre les Français les plus pauvres et ceux qui le sont un peu moins.

Car dans sa croisade contre les « profiteurs » des aides sociales, l’UMP oublie simplement de rappeler qu’un tiers des ayants droit au RSA-socle (475 euros par mois) et deux tiers des ayants droit du RSA-activité (destiné à compléter le revenu des travailleurs pauvres), ne le demandent pas, faute d’en maîtriser les procédures. Elle omet de préciser que 1,5 million d’ayants droit de la complémentaire santé n’en bénéficient pas. Ou encore de signaler que, sur les 4,6 millions de demandeurs d’emploi de catégories A, B et C, 2 millions ne sont pas indemnisés.

Tout vaut mieux, également, que la stupéfiante attitude du Parti socialiste. Son premier secrétaire, Harlem Désir, a décidé de se faire entendre et de passer à l’offensive. Epatant ! Et sur quel terrain ? La pauvreté en France, pour soutenir le gouvernement ? Vous n’y pensez pas ! Le PS va lancer une « pétition nationale » en faveur de l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples homosexuels. Mieux, il va accentuer sa pression en faveur du droit de vote des étrangers non communautaires aux élections locales.

En juin 2011, le fondateur du think tank Terra Nova, Olivier Ferrand, avait déclenché la controverse en recommandant à la gauche de rallier, en priorité, les diplômés, les jeunes et les minorités des quartiers populaires, puis les classes moyennes, plutôt que les classes populaires, déjà largement acquises à la droite ou au Front national. Bon nombre de caciques du PS s’étaient, alors, insurgés contre cet iconoclaste. Aujourd’hui, la direction du parti lui rend, en quelque sorte, un hommage posthume.

Mais il serait pour le moins singulier qu’à la sécession des riches réponde, désormais, la désertion des socialistes dans la bataille contre la pauvreté.

Gérard Courtois (France)

Article original sur le site du Monde.