Chrystia Freeland, 2012, 340 p.
L’auteur
Chrystia Freeland est journaliste à Thomson Reuters, après plusieurs années au ‘Financial Times’, à Londres et à New York.
Synthèse
Le fossé entre les riches et les pauvres a toujours existé, mais en quelques décennies, il s’est transformé en golfe, avec l’avènement d’une élite mondiale à la tête de fortunes à peine concevables. Cette élite est le sujet du livre de Chrystia Freeland : elle étudie non pas les 1 % mais les 0,1 % qui considèrent avec dédain ceux qui ne gagnent ‘que’ quelques millions par an.
L’auteure examine les circonstances politiques et économiques qui ont permis l’apparition de cette nouvelle classe (‘tax cuts and other forms of economic liberalization’, ‘creation and marketing of increasingly complex financial instruments’), et ses conséquences, à partir de travaux universitaires et d’interviews avec des personnalités telles que George Soros, Eric Schmidt (Google) ou Michail Khodorkovsky.
Qui sont ces super-riches ? Avant toute chose, ce sont des hommes, prêts à sacrifier leur vie de famille dans leur quête effrénée de fortune. Un ‘executive’ qui passe un tiers de son temps en voyages d’affaires confiait non sans regret : « Nous connaissons mieux les hôtesses de l’air que nos propres épouses. »
Originaires des classes moyennes, ils ont bâti leur propre fortune assez tôt, plus qu’ils ne l’ont héritée. Ils sont diplômés des meilleures universités. Certains sont des outsiders d’une façon ou d’une autre – la plupart des oligarques russes, par exemple, sont des Juifs sortis des meilleures universités soviétiques –, et bien souvent des immigrés. L’auteure ne les tient pas responsable des inégalités, simplement ils sont arrivés au bon endroit au bon moment.
Sans surprise, banquiers et financiers dominent ce club, suivis par les titans des nouvelles technologies, et les avocats et professionnels de la santé à leur service ne sont pas bien loin : les superstars qui travaillent pour les super-riches se font très très bien payer !
Les observations de Chrystia Freeland s’appuient sur des recherches poussées et des statistiques solides. Elle remarque que la technologie et la mondialisation créent des ‘winner-take-all superstars’ dans pratiquement tous les secteurs, qui finissent pas rejoindre une bulle confortable et conformiste : ces personnalités assistent aux mêmes événements mondiaux, et utilisent les mêmes services. Qu’ils viennent d’Asie, d’Afrique, d’Amérique ou d’Europe, ‘they are becoming a transglobal community of peers who have more in common with one another than with their countrymen back home.’
Certains affichent une arrogance sans limite. Ainsi Mikhail Khodorkovsky déclarait-il que « si un homme n’est pas un oligarque, c’est que quelque chose ne va pas chez lui » – un jugement que ses années de prison ont probablement modéré… Et Chrystia Freeland de constater que la richesse superlative conjuguée avec l’excès d’auto-satisfaction peuvent produire un mélange hautement inflammable : en Chine, 14 milliardaires ont été exécutés au cours de la dernière décennie.
En forme de conclusion, Chrystia Freeland souligne les dangers pour la démocratie quand un petit groupe auto-satisfait domine le discours politique et cherche à faire pencher encore davantage le système en sa faveur. « L’influence des ultra-riches est insuffisante », affirme un donateur soutien des Républicains. Un autre réclame l’abolition de toutes les taxes, plaidant que l’État devrait au contraire récompenser Bill Gates, Steve Jobs et consorts pour leur contribution à la société : « Ces 1 % contribuent davantage à améliorer le monde que les 99 % autres » !
Ces super-élites sont sincèrement convaincues que ce qui est bon pour elles l’est pour le reste de la société. Tout en refusant d’admettre qu’un État puissant et intrusif est bien souvent leur meilleur allié, dans le capitalisme d’État à la chinoise aussi bien que dans le capitalisme protectionniste à la mode occidentale. Les banquiers en ont apporté amplement la preuve, en prenant des risques démesurés, sachant qu’ils étaient de toute façon « too big to fail ».
Comme l’a montré la crise financière, les meilleurs cerveaux vont là où est l’argent, ce qui explique l’impuissance des régulateurs, qui ne gagnent qu’une fraction des bonus stratosphériques des banquiers et financiers. Ceux-ci proclament sans cesse leur foi dans les vertus du marché libre, mais en même temps ils font pression pour que les marchés penchent toujours en leur faveur – au prix de la dévastation des classes moyennes et d’une mobilité sociale en panne. Ce faisant, ils détruisent le milieu même qui a permis leur succès fulgurant, au détriment de la totalité du reste de la population. Et l’auteure de rappeler le destin de Venise, la ville la plus riche d’Europe au 14e siècle : son déclin a commencé dès lors que ses élites ont abusé de leur influence pour exclure toute forme de concurrence au sein du gouvernement de la ville.
Citations et exemples
- p.33 : partie The Winners, beaucoup de chiffres sur les riches aux Etats-Unis, actualisation des chiffres de ‘Richistan’, nombreuses références aux études de Saez et Piketty, ainsi qu’à Crédit Suisse. En 2010, les 0,01 % ont gagné $23,846,950, les 0,1 % $2,802,020, et les 1 % $1,019,089.
- p.38 : chapitre La culture des ploutocrates, leurs extravagances, jets privés, l’Octopus, yacht de Paul Allen, équipé d’un sous-marins, d’une piscine, de deux hélicoptères. Nouveauté de ces riches : ils travaillent ! ce n’était pas le cas chez les riches de Fitzgerald dans les années 20, tous héritiers.
- p.81 : « One way to understand what is happening at the top of the income distribution is to look at the numbers. Brian Bell and John Van Reenen, two economists at the Centre for Economic Performance at the London School of Economics, have done a careful study of Britain’s super-rich. Peering inside the top 1 %, they found a distribution almost as skewed as that within the economy as a whole–the top 2 % of the 1 % took 11 % of the wage share of that cohort in 1998, and 13 % in 2008. Among financiers, who are disproportionately represented within the British and American 1 %, the tilt toward the very top is even more pronounced.
- p.84 : « Consider the 2012 Forbes billionaire liste. Just 104 of the 1,226 billionaires are women. »
- p.194 : qui a été l’homme le plus riche de l’histoire ? Pas Marcus Crassus, malgré une fortune estimée à 200 millions de sesterces, équivalente au salaire de 32 000 Romains. Pas non plus les barons voleurs de l’Âge d’or, Andrew Carnegie (48 000 Américains), ni John Rockefeller (116 000 Américains)… Plutôt Carlos Slim (400 000 Mexicains) : il pourrait s’offrir 6 % de la production économique annuelle du Mexique.
- p.221 : Dans les années 70, du temps de la jeunesse de Paul Volcker, ancien président de la Fed, les plus brillants cerveaux choisissaient l’enseignement ou le service public. Aujourd’hui, ils sont tous à Wall Street.
- p.240 : un ploutocrate à New York, un soir d’automne 2011 : « The low-skilled American worker is the most overpaid worker in the world. » Un autre : « If the transformation of the world economy lifts four people in China and India out of poverty and into the middle class, and meanwhile one American drops out of the middle class, that’s not such a bad trade » !
- p.242 : « the ‘not-our-fault’ mentality in Wall Street accounts for the plutocrats’ profound sense of victimization in the Obama era. » Plusieurs réactions outrées, haineuses contre Obama et sa soi-disant volonté de nuire à Wall Street.