Repenser la pauvreté

Esther Duflo, Abhijit V. Banerjee, Seuil, 2012, 430 p.

Les auteurs
Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, tous deux professeurs d’économie au MIT, ont cofondé et codirigent J-PAL (Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab), laboratoire d’action contre la pauvreté. J-PAL, dont les bureaux sont à Boston, au Cap, à Santiago du Chili, à Chennai et à Paris, commercialise des tests aléatoires contrôlés dans le secteur de la lutte contre la pauvreté. Depuis sa création, plus de 250 expérimentations ont été conduites dans une quarantaine de pays. Esther Duflo a été la première titulaire de la chaire « Savoirs contre pauvreté », au Collège de France.

Synthèse
Malgré des décennies d’échec de politiques visant à l’éradiquer, la pauvreté n’est pas insurmontable en soi, ce sont plutôt les théories économiques qui ont été mal pensées : telle est la conclusion à laquelle sont parvenus Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee après quinze années de recherche sur les mécanismes de la pauvreté.
Le défaut principal de ces politiques ? « Les pauvres », catégorie à part entière, en ont été exclus. Plus d’un milliard de personnes vivent avec moins d’un dollar par jour. Or leur vie et leurs choix sont sources de connaissances pour les chercheurs : les pauvres ne sont pas moins rationnels que les autres, au contraire. Précisément parce qu’ils possèdent peu de choses, ils se montrent souvent extrêmement prudents dans leurs choix : ce n’est qu’en développant une économie complexe qu’ils peuvent survivre.
Pour mieux comprendre comment les pauvres décident de leurs actions, les auteurs ont emprunté leur méthode d’évaluation à la recherche médicale : les essais randomisés contrôlés (Randomized Controlled Trials – RCT). Ces tests permettent d’expérimenter à grande échelle les politiques de lutte contre la pauvreté et de valider ou d’invalider les hypothèses sur lesquelles celles-ci sont basées. En pratique, ils consistent à prendre deux groupes d’individus, l’un est le ‘groupe témoin’ (aucun dispositif ne lui est affecté) et l’autre le ‘groupe test’ (on lui affecte un dispositif). Les chercheurs observent les différences qui apparaissent ou non entre ces deux groupes afin d’évaluer l’impact réel du dispositif. Ces expérimentations de terrain permettent également de détecter des causalités insoupçonnées utilisables dans l’élaboration des politiques publiques.
Les résultats des expérimentations mettent en évidence des formes de raisonnement inattendues et originales. Par exemple, pour savoir si la distribution gratuite de moustiquaires a un impact plus grand dans la lutte contre le paludisme que leur vente pour une somme symbolique, comparer des personnes ayant bénéficié de ces deux programmes n’a pas de sens : si ces politiques ont été appliquées à des groupes différents, c’est bien parce que leurs caractéristiques étaient différentes au départ, et donc incomparables.
De même ce n’est pas pour des raisons religieuses que des parents n’amènent pas leurs enfants se faire vacciner, mais par manque de commodité et procrastination. Et si le microcrédit peine à se développer, ce n’est pas à cause de l’incapacité des populations à penser stratégiquement mais de l’incompatibilité entre la rigidité du microcrédit et les risques inhérents à l’entrepreneuriat.
La conclusion de l’ouvrage, qui regorge d’études de cas, prend la forme de cinq leçons tirées du travail d’évaluation effectué sur le terrain :
• Le manque d’information est à la base des mauvaises décisions des pauvres. Il faut donc des campagnes d’informations attrayantes, crédibles et apportant des nouveautés.
• Les pauvres ont plus de choix à faire que le reste de la population. Ils sont responsables à 100% des décisions qu’ils prennent et subissent beaucoup plus de pression, du fait qu’ils essaient au maximum de limiter leurs risques. Il faudrait leur faciliter la prise de décision. Par exemple: diminuer le prix du sel enrichi en iode améliore de manière décisive la santé, et incitera les plus pauvres à en faire leur choix par défaut.
• Les pauvres n’ont pas accès à certains marchés tels que l’épargne ou l’assurance maladie. Des innovations sociales et économiques ou encore l’intervention des pouvoirs publics est décisive pour y remédier, même si cela implique la gratuité de certains services.
• Ce ne sont pas les structures des pays pauvres qu’il faut changer mais la conception des politiques publiques. Les 3 ‘i’, inertie, ignorance, idéologie, sont souvent à l’origine de l’échec des politiques sociales.
• Préjugés et croyances peuvent avoir un impact dévastateur sur ce que les gens se croient capables de faire. Rompre les cercles vicieux est une nécessité.
Finalement, la question clé est plutôt « comment dépenser l’argent », et non « combien il faut en dépenser ». Plutôt que de chercher la cause ultime de la pauvreté afin d’en déterminer les solutions, mieux vaut se concentrer sur des cas concrets : comment résorber une épidémie de dengue, comment généraliser la vaccination, etc.
Les auteurs ouvrent une troisième voie dans le débat sur l’aide internationale qui oppose Jeffrey Sachs à William Easterley ou Dambisa Moyo. Pour le premier, l’aide internationale seule permet de résoudre le ‘piège à pauvreté’, William Easterley et Dambisa Moya jugent au contraire l’aide internationale nocive car elle perpétue la dépendance, la corruption, la mauvaise gouvernance et la pauvreté. Leur point commun : établir de grandes théories sur la pauvreté et ses solutions.
‘Repenser la pauvreté’ ne contient pas de principes généraux ni de grandes leçons pour combattre la pauvreté, mais plutôt un constat simple : « les petits changements ont de grands effets ». Les enfants kenyans vermifugés à l’école pendant deux ans (pour un cout de 1,36 USD PPA par enfant et par an) auront des revenus 20 % supérieurs tout au long de leur vie adulte, soit un gain total de 3269 USD PPA. Plutôt que d’attendre des politiques macro-économiques généralisables, Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee considèrent qu’il faut promouvoir la créativité pour trouver des solutions adaptées avant tout aux vraies réalités du quotidien des plus pauvres.

Citations et exemples 

  • p.32 : « On peut parler de ‘piège de la pauvreté’ chaque fois que la possibilité de ‘faire croître ses revenus ou sa richesse à un rythme très élevé’ est limitée pour ceux qui ont trop peu à investir, mais augmente de façon considérable pour ceux qui peuvent investir un peu plus. »
  • p.46, à propos de l’idée selon laquelle la pauvreté serait liée à la sous-alimentation : « Le raisonnement est simple. Pour survivre, le corps humain a besoin d’une certaine quantité de calories. Ainsi, lorsque quelqu’un est très pauvre, la nourriture qu’il peut acheter suffit à peine à sa survie et éventuellement à gagner le faible revenu dont il a besoin pour acheter cette nourriture. (…) À mesure que les gens s’enrichissent, ils peuvent acheter plus de nourriture. Une fois que les besoins du métabolisme de base sont assurés, toute nourriture supplémentaire accroît les forces de l’individu, lui permettant de produire bien plus que ce dont il a besoin pour simplement rester en vie. »
  • p.48 : « L’un des présupposés tacites de notre description du piège de pauvreté est que les pauvres mangent autant qu’ils le peuvent. S’il y avait la moindre chance qu’en mangeant un peu plus, les pauvres deviennent plus productifs et puissent ainsi s’extirper de la zone où ils sont piégés dans la pauvreté, leur meilleure stratégie serait de manger le plus possible. Pourtant ce n’est pas ce que l’on constate. La plupart des personnes qui vivent avec moins d’un dollar par jour ne paraissent pas se comporter comme si elles étaient affamées. Si c’était le cas, elles utiliseraient le moindre centime disponible pour se procurer davantage de calories. Mais ce n’est pas ce qu’elles font. Les données dont nous disposons concernant la vie des pauvres dans dix-huit pays nous montrent que la nourriture représente 45 % à 77 % du budget d’une famille pauvre dans les campagnes, et 52 % à 74 % dans les villes. Ce n’est pas parce que tout le reste sert à acheter des produits de première nécessité. Les pauvres ont le choix et décident de ne pas dépenser autant que possible pour manger. Lorsque les plus pauvres ont la possibilité de dépenser un peu plus pour leur alimentation, ils ne s’en servent pas seulement pour augmenter leur apport en calories. Ils achètent des calories qui ont meilleur goût, mais coûtent plus cher. Une sorte de ‘fuite vers la qualité’ dans la consommation alimentaire. »
  • p.67-68-69 : « Les pauvres résistent souvent aux projets merveilleux conçus à leur intention parce qu’ils ne croient pas que leurs promesses se réaliseront, ou en tout cas pas aussi bien que les chefs de projet le prétendent. Une autre explication des habitudes alimentaires des pauvres est qu’il y a des choses plus importantes dans leur vie que la nourriture. » Les auteurs citent par exemple les sommes considérables dépensées lors des mariages en Inde, ou des funérailles en Afrique (qui ont atteint des sommets avec l’explosion du Sida, au point que le roi du Swaziland a dû interdire purement et simplement les funérailles fastueuses). Ils citent aussi des villages reculés du Maroc où les habitants se plaignent de mal se nourrir, mais possèdent télévision, lecteur de DVD, antenne parabolique et téléphone portable : « La télévision, c’est plus important que la nourriture ! », s’exclame le chef de famille. « Pour les pauvres, les choses qui rendent la vie moins ennuyeuse sont une priorité, la télévision ou quelque chose de bon à manger. » Les nombreux petits plaisirs que s’offrent les pauvres « ne sont pas des achats impulsifs, ils ne sont pas le fait de gens qui ne réfléchissent pas assez à ce qu’ils font. Ils sont soigneusement pesés et manifestent des désirs profonds, que ceux-ci viennent des individus eux-mêmes ou de pressions extérieures. Le monde des pauvres nous apparaît souvent comme une série d’occasions manquées : nous nous demandons pourquoi ils ne renoncent pas temporairement à des dépenses [qui nous paraissent luxueuses pour eux] au profit d’investissements qui amélioreraient vraiment leur vie. Les pauvres, eux, pourraient bien être plus sceptiques que nous quant à ces prétendues occasions et quant à la possibilité de changer radicalement leur vie. Souvent ils agissent comme s’ils pensaient que tout changement assez significatif pour justifier des sacrifices prendrait simplement trop de temps. Cela pourrait expliquer pourquoi ils se focalisent sur l’ici et maintenant et semblent d’abord préoccupés de vivre leur vie de façon aussi agréable que possible et de faire la fête quand l’occasion se présente. »
  • p.72, après un chapitre à expliquer que le poste de dépenses le plus urgent pour les pauvres n’est pas celui de l’alimentation : « Le monde des pauvres nous apparaît souvent comme une série d’occasions manquées : nous nous demandons pourquoi ils ne renoncent pas temporairement à des dépenses comme celles-ci au profit d’investissements qui amélioreraient vraiment leur vie. Les pauvres, eux, pourraient bien être plus sceptiques que nous quant à ces prétendues occasions et quant à la possibilité de changer radicalement leur vie. Souvent, ils agissent comme s’ils pensaient que tout changement assez significatif pour justifier des sacrifices prendrait simplement trop de temps. Cela pourrait expliquer pourquoi ils se focalisent sur l’ici et maintenant et semblent d’abord préoccupés de vivre leur vie de façon aussi agréable que possible et de faire la fête quand l’occasion se présente. »
  • p.73 : « Si les mécanismes fondamentaux qui pourraient induire l’existence d’un piège de pauvreté lié à une mauvaise alimentation ne semblent pas à l’œuvre pour les adultes, cela ne signifie pas que se nourrir ne soit pas un problème pour les pauvres. Mais, moins que de quantité d’aliments, le problème est sans doute plus une question de qualité, et plus précisément de carences en micronutriments. »
  • p.213 : « L’un de nos amis, qui évolue dans le monde de la haute finance, dit toujours des pauvres qu’ils sont comme les gestionnaires de fonds spéculatifs : comme la leur, leur vie est extrêmement risquée. Selon lui, la seule différence entre les deux est l’écart de revenus. En réalité, il ne va pas assez loin : aucun spéculateur n’est responsable à 100 % de ses pertes, à la différence de presque tous les propriétaires de petits commerces ou les petits agriculteurs. De plus, les pauvres doivent souvent avancer eux-mêmes tout le capital, soit grâce aux ‘biens’ accumulés par leur famille, soit par des prêts – une situation que la plupart des spéculateurs n’ont jamais à affronter. » « Une large fraction des pauvres tient des petits commerces ou des petites exploitations agricoles. Selon notre base de données portant sur dix-huit pays, une moyenne de 44 % des urbains pauvres ont un commerce ne relevant pas de l’agriculture, tandis que la proportion de ruraux pauvres qui gèrent une exploitation agricole va de 25 % à 98 %. »
  • p.219 : « Non seulement les pauvres sont plus exposés aux risques que les moins pauvres, mais le même problème a souvent pour eux des conséquences bien plus dramatiques. Tout d’abord, les restrictions sont plus douloureuses pour quelqu’un qui consomme très peu au départ. Lorsqu’une famille qui bénéficie d’une certaine aisance doit réduire son budget, ses membres peuvent par exemple sacrifier quelques minutes de téléphone portable, acheter moins souvent de la viande ou envoyer les enfants dans une école moins chère. Mais pour les pauvres, une baisse importante de revenus peut entraîner des coupes dans des dépenses fondamentales. »
  • p.222 : « Être exposé à des risques (non seulement celui de voir ses revenus diminuer, mais aussi de mourir ou de tomber malade) est une source de préoccupation, qui engendre angoisse et dépression. Les symptômes de dépression sont bien plus fréquents chez les pauvres. Le fait d’être angoissé nuit à notre faculté de concentration, ce qui nous rend moins productifs. Il y en a particulier un lien fort entre la pauvreté et le niveau de cortisol, hormone liée au stress, produit par le corps. Inversement, on observe une moindre concentration de cortisol dans l’organisme lorsque les foyers reçoivent de l’aide. Les enfants de familles bénéficiant du programme Progresa, dispositif d’allocations mis en place au Mexique, en sécrétaient ainsi beaucoup moins que ceux dont les mères n’en bénéficiaient pas. »
  • p.245, chapitre consacré à la micro-finance, où elle est plutôt critiquée : risque élevé d’usure (p.258 & 262), peu de flexibilité (p.259), pas vraiment efficace pour l’’empowerment’ des femmes (‘aucun signe de transformation radicale. Nulle part nous n’avons constaté que les femmes avaient le sentiment d’avoir acquis plus de pouvoir, du moins dans des proportions mesurables.’, p.265) ; « Le microcrédit n’est pas non plus un moyen efficace pour découvrir les talents susceptibles de créer de grandes entreprises. Tout est fait dans la microfinance pour inciter les clients à la prudence, ce qui n’est pas la meilleure façon d’identifier les personnes ayant le goût du risque. Il y a bien sûr toujours des contre-exemples, mais ils sont extrêmement rares. Après plus de trente ans de fonctionnement, les prêts de la Grameen Bank restent, pour l’essentiel, très modestes. » (p.274)
  • p.320 : « Le nombre de propriétaires d’entreprises parmi les pauvres est impressionnant. Pourtant tout semble s’opposer à ce que les pauvres fondent des entreprises. Ils ont moins de fonds propres, et leur accès à l’assurance, aux services bancaires ou à toute autre source de financement abordable est très limité. Les prêteurs informels, la principale source de financement libre accessible aux personnes qui ne peuvent pas emprunter à des amis ou à de la famille exigent des taux d’intérêt mensuels d’au moins 4 %. En conséquence, il est plus difficile pour les pauvres de faire les investissements nécessaires à la gestion d’une véritable entreprise et leurs avoirs personnels sont davantage exposés aux risques liés à l’entreprise. Le simple fait qu’ils soient néanmoins presque autant à fonder une entreprise que leurs homologues plus riches est souvent interprété comme un signe de leur esprit entrepreneurial. »