Haro sur l’optimisation fiscale | Le Monde

LE MONDE | 10 juin 2013 à 12h52

Apple Operations International (AOI), où est rapatriée une partie des bénéfices étrangers, a encaissé 30 milliards de dollars (22,70 milliards d'euros) de bénéfices entre 2009 et 2012, mais n'a payé d'impôt nulle part ces cinq dernières années

Apple Operations International (AOI), où est rapatriée une partie des bénéfices étrangers, a encaissé 30 milliards de dollars (22,70 milliards d’euros) de bénéfices entre 2009 et 2012, mais n’a payé d’impôt nulle part ces cinq dernières années | REUTERS/DAVID GRAY

Le sénateur américain Carl Levin, qui auditionnait fin mai Apple, a résumé en ces termes les manoeuvres fiscales de la société : « Elle voulait atteindre le Saint Graal: éviter tout paiement. »
Mis sous le feu des projecteurs par le Sénat, le complexe système d’entrelacement de filiales de la firme à la pomme s’avère d’une redoutable efficacité. Depuis trente ans, Apple a économisé, selon l’enquête des parlementaires, des dizaines de milliards de dollars d’impôts, aux Etats-Unis et ailleurs. Hors de ses frontières, où il génère les deux tiers de son chiffre d’affaires et l’essentiel de ses profits, le groupe ne paie quasiment pas d’impôt.
Au coeur du système : des filiales immatriculées en Irlande, mais qui n’ont ni employés ni résidence. Apple Operations International (AOI), où est rapatriée une partie des bénéfices étrangers, a encaissé 30 milliards de dollars (22,70 milliards d’euros) de bénéfices entre 2009 et 2012, mais n’a payé d’impôt nulle part ces cinq dernières années…
Ses conseils d’administration se tiennent aux Etats-Unis, où sont d’ailleurs hébergés les comptes en banque. Apple Sales International, qui abrite les droits de propriété intellectuelle de l’iPad, a généré, en 2011, 22 milliards de dollars de bénéfices, mais seulement 10 millions d’impôt. Pour sa défense, Apple assure être un bon contribuable. Mais que sont les 6 milliards versés en 2012 en comparaison des sommes qui s’évaporent ?
Apple, Google, Amazon, Facebook, mais aussi Ikea, Starbucks, Procter & Gamble… et des grands groupes français comme Total font tout pour réduire la facture fiscale. Certes, souligne Gianmarco Monsellato, avocat associé et directeur général du cabinet Taj, « nos grands groupes sont de plus en plus actifs hors de France, ce qui fait baisser mécaniquement le taux moyen d’impôt qu’ils paient ».

LES ETATS SE REBELLENT
Mais, depuis la crise financière, les Etats se rebellent contre « l’optimisation (ou planification) fiscale agressive » qui les prive de recettes budgétaires devenues de plus en plus nécessaires. Problème de longue date pour les pays les plus pauvres, le phénomène touche de plein fouet désormais les pays développés.
« Il faut reterritorialiser des bénéfices qui ne sont taxés nulle part », a prévenu la ministre déléguée aux PME et à l’innovation, Fleur Pellerin, lors du forum « Too big to pay tax ? » (trop gros pour payer ses impôts ?) organisé par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à Paris, mercredi 29 mai. L’imposition des bénéfices des grandes sociétés – facilement annoncée à 34,4 % – est en réalité de 9 % en France (et de moins de 3 % de leur chiffre d’affaires mondial), a-t-elle expliqué, faisant état d’un écart de 15 à 17 points avec le taux effectif payé par les PME.
Depuis le G20 de Londres, le 1er avril 2009, les grandes puissances font monter la pression sur les centres offshore, ces « paradis » fiscaux et réglementaires qui fournissent les outils et l’opacité facilitant le contournement fiscal.
Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en France, les parlementaires se saisissent du dossier. Les députés Eric Woerth (UMP) et Pierre-Alain Muet (PS) ont lancé une mission sur l’optimisation fiscale des grands groupes, et auditionnent en ce moment Starbucks, la Société générale, BNP Paribas, Axa, Google, Allianz ou Total… Egalement convoqué, Ikea a refusé d’obtempérer. Ikea France précise avoir fourni  » par écrit, dans un courrier du 16 mai des éléments factuels et chiffrés précis «  sur les montants d’impôt dont elle s’acquitte.
Jeudi 6 juin, le ministre de l’économie, Pierre Moscovici, qui a annoncé que des mesures seront intégrées au projet de loi de finances 2014, a reçu un rapport de l’inspection générale des finances sur les « prix de transfert ».

LA MOITIÉ DU COMMERCE MONDIAL
Les prix de transfert sont les prix de cession des services, des biens ou des usages d’une marque qui sont facturés entre les entités d’un même groupe international. Ces flux internes représenteraient environ la moitié du commerce mondial. Principal problème : la détermination de ces prix. Si des normes ont été édictées par l’OCDE, il reste très difficile pour les administrations fiscales de vérifier la justesse de ces transferts.
C’est là que commence l’optimisation fiscale. L’entreprise aura en effet intérêt à localiser beaucoup de bénéfices dans les pays peu imposés, et inversement. « Les prix de cession intragroupe permettent de faire ce que l’on veut », témoigne un praticien chevronné dans un groupe international.
Par exemple, de surestimer les coûts réels de production dans un pays à faible taux d’imposition, pour facturer des produits à sa maison mère à un coût supérieur à la réalité, et diminuer au passage l’impôt sur les bénéfices. « C‘est une raison supplémentaire qui pousse à délocaliser et à tuer des sous-traitants en France, pour transférer la production dans une filiale située dans un pays à bas coûts, y compris fiscaux », explique ce spécialiste. Plus la série des transactions internes à un groupe est complexe, et plus il est difficile d’y démêler la vérité des coûts.
Or les 50 premières entreprises européennes (par leur chiffre d’affaires) ont chacune en moyenne 117 filiales dans des paradis fiscaux, soit un total de 5 848, selon un rapport du CCFD-Terre solidaire à paraître dans la revue Projet.

MULTIPLICITÉ DES LÉGISLATIONS
Mais il ne s’agit pas seulement de pays exotiques et d’îles lointaines. Des Etats européens en font partie, en raison de leurs législations fiscales et de dispositifs favorisant l’opacité, comme le secret bancaire, la création de « trusts » (fiducies), etc.
La multiplicité des législations nationales et la liberté de circulation des capitaux font de l’Europe le meilleur terrain de jeu pour les multinationales qui cherchent à réduire leur facture fiscale.
Depuis 2006, le CAC40 raffole de la Belgique. Le « plat pays » offre une déduction baptisée « intérêt notionnel », qui permet à l’entreprise de déduire de sa feuille d’impôt un certain montant d’intérêts calculé sur les fonds propres de la société.
Théoriquement conçu pour favoriser l’investissement par le capital et non par l’emprunt, le système, validé sur le plan communautaire, a pour effet de délocaliser les capitaux propres. Début janvier, le Parti du travail belge avait calculé que les 20 groupes qui mettent en oeuvre ce dispositif, dont ArcelorMittal, GDF Suez, EDF, Danone et Total, avaient déduit de leur facture fiscale 7 milliards d’euros en 2011.
Pour que le système fonctionne, l’entreprise doit toutefois montrer que la structure n’est pas une coquille vide. «  L’administration peut imposer un redressement si elle démontre son artificialité », indique un avocat fiscaliste. En général, ces filiales font office de banque et octroient des prêts à l’ensemble du groupe.

EDF ET SANOFI
EDF a ainsi créé, en 2007, EDF Investissement Groupe, structure de prêt au service des autres filiales de l’électricien, qui a fait l’objet d’une augmentation de capital de 1,8 milliard d’euros en 2010. En 2012, Sanofi a lui aussi créé son centre de financement en Belgique.
Autre avantage du pays, le régime très avantageux sur les brevets, dont les redevances sont taxées à seulement 6,8 %. Ainsi, une entreprise a-t-elle tout intérêt à cumuler les deux dispositifs en apportant ses brevets à la structure (dont elle accroît de facto les capitaux propres), car elle pourra en défiscaliser les revenus.
A quelques kilomètres, un autre havre de paix fiscal lui dispute la vedette : le Luxembourg. Principal avantage, le Grand-Duché offre des taux d’imposition très attractifs (5,8 %) sur les brevets, les droits d’auteur et surtout les marques. En outre, il dispose d’un dispositif comparable aux intérêts notionnels, mais sur les marques. De quoi faire d’une pierre deux coups. « Personnellement, c’est mon pays « préféré » : il cumule le plus d’avantages », juge un avocat fiscaliste.
Paradoxalement, la France elle-même prend parfois des allures de paradis fiscal. Le crédit d’impôt recherche, qui coûte 4 milliards d’euros par an à l’Etat français, joue le rôle d’aspirateur. Des start-up comme Criteo choisissent ainsi de revenir en France, notamment attirées par ce type de dispositif.
Du côté américain, Apple apprécie les îles Vierges, Facebook les Caïmans, Google les Bermudes. Mais les géants américains se servent aussi des failles européennes : « L’Irlande, les Pays-Bas, l’Autriche ou le Luxembourg, qui fiscalisent peu ou pas les sorties de bénéfices vers les paradis fiscaux, servent d’Etats-tunnels », relève un expert.

« DOUBLE SANDWICH »
Le « double sandwich » – une technique qui consiste à loger une structure néerlandaise entre deux filiales irlandaises pour défiscaliser entièrement les royalties générées sur la propriété intellectuelle en Europe – a longtemps symbolisé l’évasion fiscale des géants américains, comme Google. En réalité, depuis 2010, les entreprises n’ont plus besoin de faire un détour par les Pays-Bas, l’Irlande ayant fini par exonérer entièrement l’expatriation des bénéfices. Mais elle est toutefois en passe de faire machine arrière sur ces dispositifs d’incitation.
Si des montages de cette nature sont possibles pour les entreprises américaines, c’est d’abord parce que leur législation fiscale autorise «  deux périmètres de consolidation : les Etats-Unis et le reste du monde. Elles peuvent donc faire dormir leurs bénéfices à l’étranger« , explique un autre expert fiscaliste.
Mais, aux Etats-Unis comme ailleurs, le débat sur l’élimination de ces lacunes fiscales va bon train. En France, l’administration fiscale privilégie les contrôles et les contentieux, là où la négociation prévalait. Au niveau législatif, la déduction des intérêts d’emprunt des entreprises a été rognée cette année pour décourager les prêts intra-groupes à but fiscal.
Surtout, la transparence sur le paiement des impôts des banques françaises, qui devront être déclarés pays par pays, est désormais prévue par la réforme bancaire votée à l’Assemblée nationale mercredi 5 juin. Une extension aux grandes entreprises des autres secteurs est envisagée en cas d’accord européen.
Logiquement, les grandes entreprises plaident plutôt pour un alignement de l’Hexagone sur les mécanismes de leurs voisins « mieux-disants » : « Pour inciter aux investissements en France, il faudrait adopter des dispositifs incitatifs, comme la déduction des intérêts notionnels adoptée par la Belgique et l’Italie. Une autre piste souhaitable est l’harmonisation européenne de la fiscalité », plaide Me Monsellato.
Reste que la lutte contre l’optimisation fiscale internationale « agressive » nécessite beaucoup de détermination commune des pays du G20… qui ont souvent des intérêts concurrents.