Le Monde | 6 avril 2013
Les grandes affaires d’évasion ou de fraude fiscale sont toujours le fruit de dénonciations. Elles éclatent à l’initiative d’anciens salariés d’institutions financières en conflit avec leur employeur, ou désirant monnayer leurs informations, ou encore à l’occasion de conflits familiaux, comme ce fut le cas pour l’affaire Liliane Bettencourt.
En 2011, la guerre ouverte avec sa fille a contraint l’héritière de L’Oréal à révéler au fisc l’existence de 100 millions d’euros dissimulés sur douze comptes bancaires non déclarés, en Suisse et à Singapour, et celle de propriétés luxueuses. Face à l’opacité des paradis fiscaux, et à la difficulté de tracer les flux financiers dans un monde globalisé où l’argent circule librement, vite et loin, l’administration fiscale paraît démunie. Notamment pour suivre la piste des montages offshore. Les chiffres sont éloquents : l’évasion fiscale est estimée à 50 milliards d’euros par an en France ; les redressements effectués par l’administration plafonnent à 15 milliards d’euros.
Alors qu’il n’existe aucune obligation, pour un particulier ou une entreprise, de déclarer la création d’une société offshore – seuls doivent l’être les comptes en banque ouverts à l’étranger -, il est rare que les inspecteurs du fisc découvrent l’existence d’un trust (une société fiduciaire) ou d’une international business company (IBC), ce statut ultraprotégé offert par les îles Vierges britanniques aux investisseurs étrangers.
Quand, par extraordinaire, ils en repèrent la trace, et qu’ils parviennent à obtenir confirmation de leur existence, ils peinent à caractériser la fraude.
En effet, de par leur statut, ces IBC ne sont tenues à aucune obligation comptable, si ce n’est, depuis peu, à une comptabilité encore très opaque des flux entrants et sortants. Tout est fait pour que rien ne se voie sur les comptes de ces sociétés spécialement conçues à des fins de dissimulation.
» Qu’il s’agisse du produit de la vente d’actifs, de plus-values sur titres ou de commissions à l’export, on ne voit jamais aucun flux, il n’y a jamais de lien entre la société et la matière réalisée « , confie un expert de la lutte contre la fraude fiscale.
Les fichiers du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) nous en ont fourni l’illustration : parmi la masse des documents confidentiels obtenus, nul état comptable, nul transfert de fonds, mais des milliers de factures de petits montants destinées à régler des intermédiaires financiers. Des documents anodins. L’essentiel est tenu secret sur des comptes non déclarés, souvent ouverts en Suisse…
Dans le cas de conflits familiaux, même devant les chambres civiles et la Cour de cassation, il est difficile pour l’administration fiscale d’obtenir des informations sur les biens. Résultat, résume un spécialiste : » Si les gens refusent de coopérer, le fisc ne peut rien ! « Tout juste l’administration peut-elle se tourner en dernier recours vers des tiers, notamment des cabinets de conseil privés, mais sans être dotée à cet effet de procédures administratives contraignantes, assorties de sanctions en cas de refus de communication des renseignements demandés.
» Le mur de l’argent, voilà ce à quoi vous allez vous heurter ! « , nous avait prévenus un haut fonctionnaire international, alors que nous évoquions avec lui les débuts de notre enquête…
Un mur qu’ont érigé ensemble les institutions financières, les avocats d’affaires et les juristes, sous le regard longtemps indifférent, voire bienveillant, des grandes puissances internationales, pendant de longues années de dérégulation financière et de démantèlement des contrôles des flux de capitaux.
La moitié des paradis fiscaux sont sous pavillon britannique. Adeptes de l’optimisation fiscale, de nombreuses multinationales se sont fait une spécialité de tester le droit aux endroits de la planète les moins régulés.
Depuis 2009 pourtant, et ce fameux G20 de Londres où Barack Obama, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy se sont accordés pour dénoncer l’évasion fiscale, les choses commencent à changer. Placés sous le feu des projecteurs, les paradis fiscaux sont contraints d’entrouvrir leurs portes, de faire évoluer leurs règles et d’établir des conventions fiscales aux normes internationales avec les autres pays, par lesquelles ils s’engagent à lever leur secret bancaire en cas d’enquête de la justice ou du fisc de pays tiers.
Mais certains territoires, comme Jersey, ont une application restrictive de ces accords, limitée à certains impôts. D’autres, comme les îles Caïmans, la Suisse ou Singapour, informent les tiers détenteurs des renseignements demandés, afin d’en permettre la contestation. Cela peut restreindre les échanges ou les retarder, et porter atteinte au secret des procédures françaises.
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a promis d’établir une nouvelle liste noire des juridictions non coopératives, si ces conventions n’étaient pas appliquées dans les faits. Un exercice d’évaluation international est en cours…
Par ailleurs, en France, le travail du fisc a bénéficié d’au moins deux avancées ces dernières années : la création, en 2010, d’une police fiscale dont l’efficacité repose sur le recours possible à la garde à vue ; l’adoption, fin 2012, dans le troisième collectif budgétaire, d’une disposition autorisant l’administration à taxer à 60 % les sommes non déclarées placées à l’étranger, dont un contribuable refuserait de révéler l’origine. Ainsi, c’est incontestable, le travail conjointement mené par l’OCDE et Bercy aura fait sortir du bois une frange non négligeable de fraudeurs… Mais le véritable coup de balai dans les paradis fiscaux ne pourra être que politique et global.
Anne Michel